La frontière au crépuscule - ou Chronique d'une mort annoncée

Pat Garrett et Billy le Kid s'inscrit à l'évidence dans la (grande) catégorie des westerns d'adieu au western. Cela dit, on n'a pas dit grand chose car on n'échappe pas aux stéréotypes, à deux niveaux avec Peckinpah - celui très général du western "crépusculaire", celui, propre à Peckinpah, du cinéma de la "frontière", " la prairie cadastrée, les pistes se terminant en cul-de-sac, l'avènement lugubre de la loi et de l'ordre." En réalité, derrière ces catégories très réductrices, on trouve des (grands) films dont les points de vue sont très différents, tous passionnants, Il était une fois dans l'Ouest évidemment, mais également John McCabe, et bien d'autres (L'Homme qui tua Liberty Valance, Cat Balloo ...) C'est la mise en évidence de ces différences, de ces grands écarts qui permet de percevoir l'originalité profonde du film de Peckinpah.

Par delà l'évidence apparente, l'arrivée du progrès, de la civilisation dans le monde de la barbarie (à l'ouest de la Pecos River, dont le lit est d'ailleurs presque toujours à sec), les divergences sont grandes. John McCabe n'est pas un western d'adieu (même si la nostalgie reste omniprésente, c'est toute la contradiction magnifique d'Altman, massacreur tendre) : c'est une démystification de la mythologie de l'Ouest, le héros est un antihéros (encore que ...), les exécutants, les tueurs, terrifiants, sont en réalité des employés sans états d'âme, appartenant au monde de l'entreprise, à la limite ce n'est déjà plus un western - mais une dénonciation de l'Amérique contemporaine, de ses hommes d'affaires, de sa justice et de ses politiques.

Inversement Il était une fois dans l'Ouest est un western clair, presque lisse, génialement lisse. Même si l'histoiret peut sembler complexe (essentiellement par l'imbrication de ses deux récits, la vengeance individuelle, somme toute très classique, et la transformation d'un monde par l'arrivée, via le train d'une nouvelle civilisation), le thème et les personnages sont sans ambigüité : l'unique plan d'ensemble du prologue (définitivement génial) montre le désert sans fin, mais coupé, saigné par la voie ferrée. La frontière est là, on ne peut plus marquée, et son tracé se poursuit.De même les personnages sont-ils des archétypes : le monde industriel qui débarque (Teut-teuf), le monde ancien qui va disparaître (le Cheyenne); seul le personnage de Franck / Fonda présente quelques nuances (il essaiera même de s'en expliquer, sans convaincre , de façon aussi philosophique que dérisoire en distinguant "homme" et "homme d'affaires"), il a définitivement choisi son camp, sans états d'âme.
La situation de Pat Garrett, le transfuge, le traître est bien plus complexe. Il garde un pied dans les deux mondes - ses anciens amis qui ne comprennent pas, ses nouveaux employeurs qui ne le tiendront jamais tout à fait pour un des leurs. Et le visage de James Coburn traduit parfaitement ce mal être, entre violence, crispation et regret totalement masqué d'un passé perdu. Il est condamné lui aussi, on le sait dès le début du film.
La construction du film peut sembler très simpliste : Garrett/Coburn se déplace et le plus souvent tue des gens / Billy/Kristofferson se déplace et le plus souvent tue des gens/Garrett se déplace etc.

En réalité Garrett ne fait pas que tirer et tuer. Il rencontre aussi ses commanditaires - les politiques (Jason Robards dans un rôle totalement dissymétrique par rapport à Il était une fois dans l'Ouest), les grands fermiers qui sont évidemment bien au-dessus des politiquesf (le personnage mythique de Chisum). Dans les deux cas les rencontres sont crispées, très tendues, déplaisantes - plus encore du fait de Garrett et de son malaise que de la morgue des employeurs.

En fait les divagations distinctes des deux principaux protagonistes, qui ne font que différer l'instant où ils se rencontreront inévitablement, ne sont pas anodines, ils parcourent en fait le territoire encore mal déterminé, le monde intermédiaire, vaste et mouvant, approximatif, où la frontière n'est pas vraiment tracée. Et cela fait une grande différence avec Il était une fois dans l'Ouest. Dans ce dernier film, le bien est clairement identifié, le mal également - et lié à la civilisation en marche.C'est encore plus évident pour McCabe. Chez Peckinpah, ce monde intermédiaire est sale, crasseux, glauque, le désert est occupé par des baraquements, des chiens errants, des porcs et des volailles, des gens qui somnolent, souvent, dans l'attente de rien; de même il n'incarne aucune grande valeur, il n'y a pas de code d'honneur. Billy the Kid tire dans le dos, il triche. On songe à l'extraordinaire "duel" avec Jack Elam (également présent dans le fameux prologue d'Il était une fois dans l'Ouest, dans un rôle identique, presque identique, puisque lui aussi, dans Pat Garrett, est un transfuge de l'ancien monde, plein d'états d'âme, condamné évidemment); dans ce duel Billy abat son adversaire tout simplement parce qu'il aura triché ... plus vite que l'autre.Le duel final du film ne sera guère plus honorable. Pas plus que le personnage de Garrett, celui de Billy ne véhicule, de manière délibérée en tout cas, des valeurs positives, un code d'honneur; il n'est pas le symbole héroïque et nostalgique (il sourit le plus souvent) d'un monde en train de mourir. Sa pureté et son innocence ne tiennent qu'à sa jeunesse - et pour cette raison le choix de Kris Kristofferson est aussi judicieux , dans un registre parfaitement complémentaire, que celui de Coburn.
Le film, comme tous les films de Peckinpah n'est pas sans défauts évidents (à la différence d'Il était une fois ... film parfait) : la construction mécanique déjà évoquée, des temps faibles, de la complaisance comme toujours dans la mise en scène de la violence et la présence inutile et exaspérante de Bob Dylan dans le rôle du destin (??!), qui n'a rien à faire dans un tel film. On pourra trouver la musique excellente (c'est mon cas), ou insupportable, mais les repères sont faussés depuis par l'accumulation des reprises sans rapport aucun avec le film. Au reste d'autres chansons (comme la ballade funèbre de la fin du film) sont tout aussi bonnes.
Le film est évidemment ouvert à la critique. Mais il reste ce point de vue "réaliste", cette ambigüité désespérée, cette violence en situation et qui est bien plus du côté du nouveau monde que de celui de la barbarie, cette parabole imparable sur la fin assez sale d'une civilisation.
Un grand film donc.
pphf

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