Une vaste pièce ressemblant à un hangar remplis d'étendoirs supportant du linge en train de sécher. Au fond, seul, de dos, face à un mur, un homme s'acharnant sur un tapis de course, sur lequel le plan fixe réalise un focus. Puis de nouveau cet homme, toujours de dos, face à son bureau devant une fenêtre tapissée de photos, sur fond sonore de yodel (chant traditionnel tyrolien). Apparaît le titre du film, sans crier gare, discrètement sur le côté de l'écran: Préjudice. Si l'inquiétante mise en scène tend à nous mettre déjà dans le bain, l'apparition du titre laisse à penser que la découverte de cette oeuvre, dont je ne connaissais absolument rien - pas même l'existence c'est dire, ne sera pas de tout repos pour notre esprit. Ce n'est qu'au bout de la troisième scène qu'on découvre cet homme, de profil, se faisant couper les cheveux par son père, discutant du futur voyage que le héros, assis face au miroir, seul face à lui-même, entreprend d'effectuer avec le paternel. Cet homme, c'est Cédric, la trentaine, vivant toujours chez ses parents (et sans aucun doute pour toujours), un être différent, autiste peut-être mais cela, jamais le scénario ne nous le dévoilera ouvertement. Il est là sans être là, comme déconnecté de la réalité et d'un monde dans lequel il n'a pas trouvé sa place, ou bien sans doute n'a-t-on pas voulu la lui donner, lui laisser une chance de s'affirmer et d'assumer sa différence.


Ce monde trouve son miroir grossissant au sein de cette famille qui s'apprête à partager un barbecue en l'honneur de la sœur un jour d'été, dans la vaste demeure familiale, personnage à part entière de ce film, demeure dont le rôle rappelle celui joué par sa congénère dans le réussi Dans la maison de François Ozon. Lorsque nous rencontrons les membres de cette famille, le réalisateur tend à brosser le portrait d'une famille idéale, parfait, sans fioritures. C'était sans compter sur l'insipidité des dialogues qui dissimule en réalité des non-dits, des discours de façades, l'interprétation d'un rôle. De la réalité, on passe au jeu lorsque débarque Cédric au sein de la cellule familiale reconstituée. Lorsque celui qui porte le stigmate arrive, le rideau est fermé sur les coulisses et apparaissent les personnages sur la scène que représente la société, en référence aux travaux du sociologue Erving Goffman. La mère (Nathalie Baye) semble particulièrement attentionnée vis-à-vis de ce fils différent dont elle semble avoir assumée la charge seule, les responsabilités lui incombant au détriment d'un père passif mais aimant et sensible (l'exceptionnel et trop rare Arno). La sœur (Ariane Labed) semble être mal à l'aise, se contenter de voir son frère dans un état "normal", conforme aux attentes et aux aspirations de la famille, lui offre un Guide du Routard à la découverte duquel il dissimule difficilement sa déception (il l'a déjà mais n'ose le lui dire). La belle-sœur, discrète, attendant avec impatience son époux souvent absent, s'inquiète de voir son fils s'aventurer dans la forêt, d'autant plus que celui qui part à sa recherche n'est autre que Cédric. Ce dernier tente de communiquer avec son beau-frère, celui-ci lui répondant par un rire nerveux. Chacun cherche sa place dans cette famille organisée autour de celui qui est perçu comme un intrus, un membre non-légitime de cet entre-soi, mais au final, celui qui cherche le plus sa place, ce que tout le monde feint d'ignorer, c'est Cédric. Lui recherche l'intégration, l'amour des autres, la normalité vers laquelle il lui est difficile de tendre, semble nier sa différence tout en souhaitant la muer en force. Peut-être veut-il se prouver ses capacités à travers ce voyage en Autriche, ou peut-être cette expédition est-elle un voyage pathologique, une fuite d'un univers qui l'a privé de liberté.


Jamais la sensation de malaise ne quitte le spectateur à la vision de ces plans fixes, de ce ralenti où, lorsque la pluie s'abat dans la nuit, tous courent pour rapatrier la table à l'intérieur sauf Cédric qui reste assis, stoïque, sous la pluie battante. Jamais nous ne parvenons à faire abstraction de cette sensation d'insécurité dans laquelle ce huis-clos nous plonge, lorsque qu'un événement déclencheur fait basculer le déroulement de cette soirée et que la folie des hommes prend le dessus sur toute rationalité. Ou quand on découvre les recoins de cette inquiétante demeure, dont la vaste chambre du dernière étage, disposant d'une porte à simple poignée qui permet seulement un usage extérieur, ressemble à une cellule d'isolement aménagée, une chambre d'internement psychiatrique. Cette maison est une prison, la prison de Cédric. Celle dans laquelle on le laissait crier des heures durant la nuit sans lui porter de l'aide. Celle dans laquelle on l'attachait, pieds et mains liés, pendant que le reste de la famille, les parents et les deux autres enfants, vivait "normalement", organisait des sorties familiales, et cachait sciemment l'individu déviant pour la vitrine de normalité ne subisse aucun éclat, aucune rayure. Cette histoire, l'histoire de Cédric, c'est la révélation de la grossesse de la sœur qui la fait éclater au grand jour. L'accomplissement de l'autre dans le bonheur, la liberté dont il jouit, remplit le jeune homme de fureur, agit comme une goutte d'eau débordant d'un vase. Il devient impossible à la famille de le canaliser et de le maîtriser, tant dans ses propos que dans sa gestuelle: il veut faire éclater à la gueule de sa "famille" la vérité sur le préjudice qu'il a subi. Il n'a jamais trouvé sa place parce qu'on n'a jamais voulu la lui donner. Jamais ses émotions et sa différence n'ont eu droit de cité dans ce portrait de la famille idéale à peine éraflé lorsque le personnage principal quitte momentanément la maison et rencontre le voisin, sous le regard gêné de la matriarche.


Dans cette oeuvre aux airs de Festen, Cédric crie haut et fort qu'il n'a jamais été considéré comme l'égal de sa sœur et de son frère, qu'il a été victime du désamour, d'une maltraitance psychique et physique, mais aussi un souffre-douleur qui a subi la peur. Peur de la sœur qui n'ose approcher et prendre la main de ce frère différent. Peur de la belle-sœur par rapport au comportement étrange de cet être exprimé vis-à-vis d'elle et de son propre fils. Peur du beau-frère qui ne sait comment réagir dans cet espace où règne la folie, celle d'un homme, parce qu'on l'a lui a transmise - chacun étant consciemment ou inconsciemment le produit d'une socialisation familiale - mais aussi celle de tous les membres. Cédric, celui que l'on fait taire par la répression (l'aîné se dépêchant de le bâillonner et de l'attacher lorsqu'il arrive) à défaut de lui imposer le silence par la persuasion. Trop, c'est trop. A force de se sentir Un de trop, Cédric revendique le droit à la parole, revendique le droit à la liberté d'expression et de circulation, à la liberté dont il rêve à travers les montagnes de l'Autriche sous le regard rassurant d'un père qui n'ose faire face à sa femme et à sa fille aux propos d'une violence inouïe envers cet enfant différent qui ne peut y répondre que par de violents propos. A la sœur anxieuse à l'idée d'avoir son premier enfant, il répond par la possibilité de l'avortement. A son frère désireux d'avoir une vie sociale et affective que sa propre famille lui a refusée, dont elle lui a dénié le droit, elle répond que nul n'a envie de s'engager dans une relation amicale avec lui, le "fou", ce fils dont la mère nie lui avoir avoué qu'elle n'en désirait pas. Il exige des excuses de la part de ce système concentrationnaire, dans lequel l'individu est symboliquement détruit: elles ne viendront que du père, aimant mais incapable de tenir tête à sa femme, sur les épaules de laquelle semble avoir échoué l'intégralité des responsabilités. Alors que les femmes se voient circonscrites à l'espace domestique (cuisine, ...), ce sont pourtant elles qui tiennent les rênes du pouvoir. Outre Cédric, les personnages forts sont exclusivement féminins, de la mère à laquelle est laissée libre cours quant à l'éducation de son fils à la sœur affublée d'un compagnon sympathique mais pleutre et gêné, en passant par la bru au mari absent et seulement apte à démontrer sa force physique lorsqu'il s'agit d'étouffer les appels à l'aide de son cadet.


Ainsi exprimé, mon ressenti quant à ce huis-clos théâtral dont la mise en scène clinique et la persistance de silences rappelle l'oeuvre de Michael Haneke laisse penser que le réalisateur prend explicitement parti pour le héros, brillamment et justement interprété par Thomas Blanchard. Or, comme le dit si bien lui-même, ici, le spectateur est acteur de cette histoire: libre à lui d'interpréter discours et actes. Comment Cédric est-il parvenu à se libérer de sa cellule? "Mystère" répondra-t-il à sa mère. Les positions exprimées par le fils dans le cadre de ce règlement de compte nous encouragent à prendre son parti, celui de la victime d'une oppression face à une famille disloquée et dénuée de scrupules. Or, ici, point de positionnement moral, point de leçons: c'est à notre sens critique et moral qu'en appelle le réalisateur. Face à la virulence des propos de Cédric, face à son insupportable débit de parole, témoignant d'une intelligence rare, face à la vérité qui éclate, la famille répond par la négation de la violence de son comportement. Il est terrible d'enfermer son fils parce qu'il est différent, de le rendre inaudible, d'étouffer ses revendications, de brider sa liberté. Il est impensable d'attacher son propre enfant à son lit comme on impose la camisole aux fous et aux déviants, comme il est inenvisageable de le priver de toute vie sociale. Là est le bilan froid et glaçant de l'éducation imposée par la mère à ce fils différent, avec la collaboration du reste de la famille par la suite. Cette dernière ne semble pas prendre la mesure de la violence de la situation. La mère ne s'excuse pas, révélera même dans une scène finale à la hauteur son refus de la culpabilité et son sentiment d'avoir "bien agi", en faveur de son fils. Aux propos de son fils, elle s'inscrit en contre. Il n'aurait pas fait l'objet d'une attention suffisante? Elle répond par la vigilance dont elle fait preuve en permanence devant le manque d'autonomie de son fils et son évaluation inappropriée vis-à-vis de son éducation. Il exige d'effectuer son voyage en Autriche, d'autant plus que le père pourrait cacher une grave maladie? Elle refuse de céder au chantage et d'acheter le calme à ce fils qui "[l'a] privé de nombreux moments de bonheur de maman", et le renvoie à son inconscience, son incapacité, son inaptitude. Il lui reproche d'être enfermé comme un animal en cage? Elle affirme que cette méthode était la seule susceptible de le calmer et d'apporter du répit à la famille (comme on le voit lorsque la vie semble reprendre son cours pendant que Cédric hurle bâillonné et enfermé dans sa cellule. Il exprime son ressentiment vis-à-vis de cette famille qui a refusé de l'intégrer du fait de sa différence, tout en affirmant que cette dernière a participé pleinement à l'éclosion de sa folie? La belle-sœur répond qu'elle-même éprouve un malaise en présence de la famille, quand la mère plaide non-coupable. Cet affrontement entre deux mondes de fous à mon sens de l'incompréhension mutuelle dont font preuve les deux camps. D'une part, Cédric ne peut pas saisir les difficultés que représentent l'accueil d'un enfant différent au sein d'une famille. L'arrivée d'une fille ou d'un fils désarmé, privé de certaines de ses capacités, physiques ou psychologiques, désarme les familles, les place de manière forcée dans une situation d'affrontement vis-à-vis d'une épreuve. Comment faire face? Comment inculquer à son enfant le plus d'autonomie possible? Comment agir, et "bien" agir, lorsqu'on est dans l'incompréhension, lorsque son enfant exprime une souffrance à laquelle on ne peut communément répondre? Comment - parfois - poursuivre sans cesser de s'avancer? Comment ne pas craquer face à des crises qui peuvent être insupportables? Comment résister à l'isolement social? En bref, quelle est la bonne manière de faire? Ces questionnements, toutes les familles se les posent, tout en questionnant leur propre sens moral, alors que ni elles, ni leur enfant, ne sont responsables et n'ont à éprouver de culpabilité vis-à-vis de la situation. La faute à la vie, qui soumet à certaines épreuves, certaines plus ou moins rudes que d'autres plus ou moins inextricables.


Ces questions, la mère a dû se les poser, s'y confronter, ce qui n'excuse pas pour autant - et loin de là - la violence de ses actes envers ce propre fils envers elle s'excuse sous prétexte d'un amour à l'expression différenciée vis-à-vis du reste de la fratrie. Toute l’ambiguïté du propos réside dans le personnage de la mère. Est-elle en réelle position de déni vis-à-vis du comportement qu'elle adopté envers lui? Est-elle dans une conscience pleine et délibérée des choix qu'elle a effectués? Ou bien a-t-elle cédé, craqué face à celle qu'elle ressentait comme insupportable? Est-ce une manière violente et dangereuse d'exprimer son amour envers ce fils différent? Est-ce le fils préféré, comme le souligne à plusieurs reprises la mère? Chez le réalisateur, point de réponse explicite à ces questions: au spectateur de faire appel à ses ressentis, ses sensations, son sens moral, sa psychologie. Au fond, tous les personnages (ou presque) sont paradoxalement bourreaux et victimes dans cet univers au sein duquel chacun cherche sa place, sans que nul ne soit pleinement responsable. Nul n'est responsable de la différence de Cédric, au premier rang lui-même. Ce dernier est à la fois victime de son handicap et de sa famille, tout en apparaissant comme le bourreau (malgré lui) de cette dernière selon cette dernière. Sur ses épaules pèsent plusieurs poids, au premier rang duquel celui d'une culpabilisation qu'il ne mérite pas. La mère apparaît comme un bourreau, mais aimante envers son fils, la chair de sa chair, mais désarmée face à l'insaisissable. Frère et sœur font subir à Cédric des humiliations, lui imposer des épreuves physiques et morales, mais ne sont-ils pas pour autant victimes d'une place que les parents ne sont pas parvenus à leur donner, d'une attention dont ils auraient manqué face à ce frère différent, aimé toutefois mais mal?


La réelle violence, c'est celle de l'incompréhension mutuelle, des échanges insipides et fictifs, du masque qu'on met sur son visage pour jouer une fiction et refuser d'affronter la réalité. Nul manichéisme, chacun ses torts et ses erreurs, mais chacun l'expression de son mal-être, de son indicible malaise, de ses difficultés à trouver sa place dans ce microcosme. La violence, c'est celle de l'amour inexprimé ou mal exprimé, de cet amour écrasé par la peur de la déviance à la norme. La violence, c'est celle du "comment agir?" ou du "comment faire?", celle du désarroi mutuel face à ce qui apparaît comme étranger à ses propres schèmes d'interprétation.


Et puis vient le moment de débarrasser la table de l'affrontement, le tribunal correctionnel. De profiter d'un dernière cigarette avant de libérer le fils. Et puis la porte se ferme... sur une première oeuvre puissante, oppressante (mention spéciale à l'excellente bande originale dans laquelle la batterie croise harmonieusement le violoncelle), imparfaite, parfois convenue, mais ô combien réflexive.

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le 20 janv. 2016

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