Pour débuter ce film qu’elle voudrait sulfureux, vénéneux tout autant que réparateur, Mélanie Laurent se sert de plans très larges qui filment une ville banale d’un coin de France. En quelques plans, la réalisatrice croque un quotidien morne où la jeunesse s’écrit doucement. Toujours en plan large elle entre dans une chambre mais pas dans l’intimité. Son plan s’arrête un instant sur des converses posées au pied d’un lit, en fond sonore, deux sons, celui d’un portable qui vibre et d’un couple qui se dispute. Le lit s’éveille, deux pieds apparaissent. Ces pieds, que la caméra suit, descendent à présent le long d’un escalier, on entend de plus en plus proche l’écho de la dispute. Quand la paire de pieds entre dans la cuisine, un homme – probablement un père – lui tend un bol de l’ait, s’affère pour lui faire plaisir. Une femme – probablement la mère – reste dos à la fenêtre reniflante, on n’entend qu’elle. Voilà que la caméra s’envole vers un visage caché par un grand bol de lait. Pendant que ce corps qu’on devine féminin, boit, la caméra lui tourne autour. Enfin, on aperçoit son visage doux et sévère à la fois. Mélanie Laurent vient de nous présenter Charlie, sa vie, sa famille, sa triste mélancolie, son ennui. Cette succession de petits clichés (tout autant photographiques qu’attendus) nous présentent donc le personnage principal de cette histoire d’ado. Bientôt, la jeune fille se rend à l’école où un cours de philo lui parle de passion, celle qui se loge dans le ventre comme le dit Platon. Dès lors, voilà que Mélanie Laurent, telle un Kechiche parlant de « La vie de Marianne », nous donne le programme de son film: la passion qui détruit, qu’on ne contrôle pas. Bref, l’inverse de la raison quoi ! Pendant un cours de math où le rigolo de la classe amuse la galerie, la porte s’ouvre, tout le monde se lève. Elle entre. Cette fois, son visage, sa voix, son corps, tout est immédiatement identifiable. Sarah débarque, elle fait rire tout le monde. Et, comme le synopsis l’avait si bien prédit : elle choisit Charlie. Enfin, c’est plutôt la prof de math qui décide qu’elle s’assiéra à côté de Charlie, identifiée comme bonne élève, laissant de côté pour un moment Victoire, la (meilleure) amie, jusqu’ici, de Charlie. Sa présentation à elle (Victoire) va vite : elle n’est pas super jolie mais passe-partout, elle a des difficultés avec les garçons et puis elle est pas trop futée et surtout pas assez forte pour aider Charlie ensuite. Cette impression de déjà-vu ne quittera pas le film. Ni sur la jeunesse, ni sur le cinéma, Mélanie Laurent ne nous propose de vraie révolution.

Sarah est un personnage vénéneux, elle est présentée comme celle qui bouffe la vie, avec un passé extraordinaire. Elle se présente pas moins que comme la fille d’une responsable d’ONG qui a voyagé un peu partout dans le monde. Son passé est grandiloquent, elle est libre. Tout semble aussi vrai que faux dans ce qu’elle raconte mais elle est si électrique que chacun l’écoute. Quant elle entre, on ne regarde qu’elle. Même quand elle dévoile les autres comme des mythomanes, on ne se doute pas un seul instant qu’elle peut en raconter des bobards ou du moins les personnages. Parce que nous, spectateurs, on a bien senti le coup venir... Sarah, qui dit vivre avec sa tante, ne propose jamais qu’on vienne chez elle, s’emmêle dans les dates et raconte des histoires trop belles. Voilà, on se doute que derrière tout ça quelque chose se trame. Mais pour le moment, elle est dans sa première phase : la séduction. Charlie ne voit qu’elle, pense par elle, se redessine à l’image de Sarah. Mélanie Laurent les filme en classe, en groupe, en soirée, toujours ensemble. Puis elle offre une échappée à ses deux héroïnes, des vacances de la Toussaint à la campagne où le rose de l’amitié commence à se changer en venin. C’est que le comportement de Sarah déraille quelquefois, surtout quand elle n’est pas le centre du monde, soit quand Charlie la présente comme « sa copine de classe » ou encore quand la mère de Charlie lui pique sa proie – un bel espagnol qu’elle voudrait mettre dans son lit. Elle est cruelle puis douce, puis cruelle. Et bien sûr, elle reproche à Charlie de lui faire la tête. Voilà, qu’elle a isolé Charlie, deuxième phase. Elle a embaumé tout son monde. De retour en classe, les crasses s’accumulent, toujours entre vraie violence et esthétisation. Les plans se resserrent sur Charlie de plus en plus écrasée et Sarah de plus en plus belle.

L’erreur de Mélanie Laurent ne réside pas dans ses plans, très beaux où la lumière est très belle mais dans leur appartenance à une norme. Ce film est lisse, bien lisse. Même quand il attaque la troisième phase, celle de la destruction : messages sur les murs du lycée, vacheries, appels incessants, moqueries en public… rien des petites attaques du quotidiens n’est épargné à Charlie. Celle-ci reste presque de marbre, elle ne réagit pas, ne se plaint pas, accepte même le retour de Charlie comme sa mère celui de son père. La terreur s’intensifie quand Charlie découvre qui est vraiment Sarah. Là, elle lui cherche des excuses, la pardonne un peu. En guise de réponse, Sarah lui promet la mort. Le film est scolaire, on sent à tout moment – de la musique aux plans – que la réalisatrice est là, que le moindre mouvement de caméra, la moindre musique dépend de sa volonté. Mélanie Laurent ne joue pas, mais elle est toute entière présente, là, derrière sa caméra. Son film est une dissection, un simple constat, en belles images, de ce qu’est un pervers narcissique. Voilà comment ça se passe, semble-t-elle nous dire. L’ambivalence de chacune, la respiration haletante de Charlie, son incapacité à se faire comprendre chez elle tout autant que le quotidien tout gris de Sarah sont des prétextes pour en faire des faire-valoir psychologiques. Parce que c’était elle, parce que c’était moi. Sarah sait très bien pourquoi il faut s’attaquer à Charlie, et Charlie sait très bien ce qui est fascinant chez Sarah.

Peu à peu, le film justifie son titre et s’engouffre dans un manque de souffle, on voit Charlie manquer d’air, ne respirer que celui que Sarah veut bien lui offrir. Elle devient un être isolé, comme dans la scène où elle s’assoit dans les escaliers, la respiration haletante et où personne ne lui vient en aide. On la voit s’enfermer dans sa douleur, dans son mutisme aussi, dans sa volonté de ne rien dire et continuer de croire en l’amitié de Sarah. Mais celle-ci, si elle a attiré par les mensonges, le corps, détruit par les mots, transforme à nouveau la réalité, la retourne contre celle dont elle devient l’ennemie. La respiration de Sarah devient nocive pour Charlie, c’est ce que veut démontrer Mélanie Laurent à travers sa mise en scène, qui, tout aussi scolairement que le reste, se resserre à mesure que l’emprise de Sarah se fait plus tenace. Plus question de voyage, d’océan ou de rire mais de l’espace de la chambre, l’intimité s’ouvre de plus en plus à nous. Et Charlie ne peut plus rien contrôler, elle échappe à son destin. Elle n’est plus qu’un jouet sans souffle qui devient même violent, émotionnellement contrainte aux agissements de Sarah. Le constat dressé par Mélanie Laurent, son analyse ne sont pas faux, elle raisonne bien, elle filme bien, ses actrices sont mêmes plutôt douées mais si la fin nous glace, rien ne nous surprend. On connait ces histoires de domination, ces terribles personnages qui fascinent le cinéma. Mélanie Laurent veut guérir, se guérir mais manque d’audace pour vraiment faire de son sujet fort un vrai moment de cinéma – avec des enjeux de réalisation plus envoûtants. L’objectif de la réalisatrice est de revenir à un plan large, de libérer Charlie, et le spectateur par la même occasion. Charlie doit alors retrouver son souffle, on entre de plus en plus dans sa tête, on n’entend plus qu’elle, sa rage, son cri… sa respiration.

Sinon, j'ai rencontré Mélanie Laurent : http://www.cineseries-mag.fr/rencontre-melanie-laurent-respire/
eloch

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