Deux choix s'offrent à qui veut exacerber l'ironie du cinéma actuel : faire de la cinéphilie, donc faire référence au patrimoine cinématographique, et faire de l'introspection, qui vise à faire référence à ses propres films, cette dernière se transformant bien trop souvent en nombrilisme.
Le premier et principal coup de génie du film de Mendès est de fusionner ces deux voies à priori irréconciliables : Skyfall fait référence, non pas à la filmographie de Mendès, mais à sa propre filmographie, celle de la saga Bond. Ce n'est pas le réalisateur qui regarde sur lui même, en lui même, mais bien le film, indépendamment de tout élément extérieur à sa logique fictionnelle, qui se réfère à ses propres éléments, non pas pour progresser, mais bien pour continuer à tourner en boucle, au moins pour une dernière fois. Car c'est bien ce que fait la saga James Bond depuis Goldfinger : reprendre des « codes » des précédents films, les dépoussiérer un peu pour moderniser le tout, et recommencer, encore et encore, d'épisodes en épisodes. Mendès, en invoquant la tendance postmoderniste, stoppe net ce processus cyclique enfermé sur lui-même. Il le fait exploser de l'intérieur, en conviant tous les vieux objets (l'Aston Martins DB5) et principes de la saga, en même temps que des changements radicaux, voire des entorses quasi-sacrilèges à des codes pourtant bien ancrés dans l'imaginaire de la saga (l'hétérosexualité légendaire de Bond remise en cause). Skyfall, littéralement, entre dans l'espace-temps de la saga, pour ensuite en secouer tous les éléments dans un seul et unique tourbillon, ne tenant pas compte de tous les paradoxes temporels que cela entraîne logiquement (Casino Royale est censé se passer avant Dr No), et rompant alors définitivement tout lien entre l'espace fictionnel et l'espace « réel ».
Le fait que Mendès n'ait pas fait enlever en postproduction les rides naissantes de Daniel Craig montre à quel point tout se mélange dans Skyfall : James Bond est ici bel et bien censé être plus vieux que dans Casino Royale, il y est pourtant plus agile, et nettement moins crispé, le problème de son âge étant expédié aussi rapidement que le problème de son trauma familial (il n'hésitera pas à faire exploser la maison de son enfance). Car James Bond est indestructible, légende oblige, et cela provoque paradoxe sur paradoxe, sans que cela ne gêne personne. Les rapports de forces entre les époques sont parfois extrêmement violents : un plan nous montre en plongée la fameuse Aston Martins DB5, qui semble alors n'avoir plus que l'utilité d'un élément de décor anachronique et kitsch, au centre d'un lieu au delà de toute temporalité (la maison des Bond, sortie tout droit de nulle part). Quelques raccords plus tard, la voiture aura prouvé sa valeur (en terrassant une flopée de « méchants » : le spectateur jubile) avant de, finalement, finir tragiquement. Si cette perte émeut tant, c'est que ce symbole appuyé de la mythologie Bond (dont la première apparition sera d'ailleurs accompagnée du bon vieux thème de John Barry) est aussi important aux yeux du spectateur (qui sait à quel point certains motifs sont essentiels dans la saga : il n'aura même pas besoin qu'on lui précise que, ce qu'il y avait dans le shaker, c'était de la Vodka-Martini...) que du personnage. Sam Mendès, en un seul et unique plan (sur le visage de Daniel Craig, horrifié par la mort de sa voiture), rend James Bond conscient de sa dimension mythologique, alors en roue libre. Le postmodernisme est là à son point de non-retour : le personnage principal regarde en face la matière même de l'espace-temps dans lequel il existe, alors que ses codes sont en train de délirer totalement.
Cet espace-temps, ce n'est non pas celui du film, mais celui de la saga complète : le regard de Craig traverse donc les films et les époques, et reste pourtant monstrueusement cloîtré sur lui-même. C'est le paradoxe principal du film, le plus éprouvant et le plus beau, qui devrait mettre un point final à cette époque postmoderne qui n'en finit pas. On l'espère, en tout cas.

Toto662
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le 11 avr. 2013

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