Fallait-il faire un remake du film culte Suspiria de Dario Argento sorti en 1977 ? Genre à lui tout seul, souvent honni, le remake est de plus en plus décrié par les cinéphiles, dans une époque où il semble prendre trop de place face à la création pure. Les plus pragmatiques relativiseront en affirmant que « tout a été dit », que toute histoire est simplement une resucée plus ou moins masquée d’une aînée à qui on ne fait que rendre hommage. Les tragédies humaines se répétant sans cesse, il est évident que faire preuve d’inventivité en matière scénaristique devient une affaire complexe. Pourquoi répéter cependant ce qui a déjà été admirablement fait ? Aucune explication sensée ne peut fournir de réponse appropriée à cette question, puisque la logique se situe autre part. C’est le statut de film « culte », qui, d’un côté, hérisse les puristes lorsqu’on touche à leur veau d’or, et d’un autre pousse irrésistiblement un cinéaste à vouloir s’en emparer, jusqu’à en proposer dans un élan égocentrique sa propre version, dont l’origine directe trouve sa source dans la nostalgie enfantine. Voici le lien qu’entretient Luca Guadagnino avec Suspiria, un film qui selon ses propres mots a eu une influence indéniable sur son approche du cinéma, un long-métrage qu’il lui fallait probablement affronter pour se sentir accompli.


Le pari, risqué, a déjà provoqué pas mal de remous, alors que le film n’est même pas sorti, parmi les aficionados du giallo, ces films italiens apparus dans les années 1960, dont la caractéristique consiste à montrer à l’écran des meurtres hautement stylisés, accompagnés par une musique singulière, sur une toile de fond animée par une enquête policière. Luca Guadagnino conserve dans son Suspiria personnel ces héritages, avec plus ou moins de succès. La violence graphique enfantée, qui rappelle beaucoup celle du Mother ! de Darren Aronofsky enthousiasmera ou écœurera les spectateurs, en laissant peu d’entre eux indifférents dans la salle. Pour autant, le grand-guignol de ce Suspiria version 2018 est ce que Luca Guadagnigno a le mieux réussi, malgré quelques plans intercalés en ralenti, au flou gaussien d’une esthétique plus que douteuse. Si on laisse de côté l’interrogation qui porte sur la bonification de ce film dans les années, voire les décennies à venir, on peut néanmoins reconnaître qu’il y a là un vrai parti pris, une sorte de signature manifeste dans un effet de mode qui lie la peur du féminin aux doses d’hémoglobine fantasmagoriques qu’on rattache à un traitement onirique. On est enfin sorti de la misogynie latente d’un cinéma passé et dépassé, pour proposer une exaltation de la femme à travers des avatars qui demeurent consensuels de par leur thématique. Chez Aronofsky, il était question de la Terre, tandis que Guadagnigno nous montre une sorcellerie urbaine (la double signification de ce terme étant valable) qui s’inscrit admirablement dans la tendance féministe actuelle.


Les femmes d’abord


Nonobstant le classique de l’archétype de la femme sorcière, il faut reconnaître que sur le papier, Luca Guadagnino a pris le Suspiria originel par le bon bout. Hormis la transmission par le genre giallo détaillée plus haut, il n’y a rien de consistant qui lie les deux films. On est informé dès son commencement qu’il s’agit d’un remake, pour qu’on nous dévoile la fameuse école de danse, les personnages principaux aux prénoms similaires, et c’est à peu près tout. Les couleurs vives du premier sont remplacées par la palette chromatique du béton dans le second. L’ingénue Suzy de 1977 est en 2018 une jeune femme éclairée qui s’est défaite de sa candeur. Le postulat est sans ambages : l’école de danse cache un culte obscur, envers une créature démiurgique, sans qu’on ne sache très bien pourquoi ni comment. Luca Guadagnino se détache avec dextérité et intelligence du poids de son aîné pour en faire autre chose, un film à part entière. Mais partir du bon pied n’est pas synonyme de réussite ; le Suspiria de 2018 contient trois histoires différentes en deux heures, dont deux au moins sont inutiles. Le cadre de l’école de danse, la relation entre Madame Blanc (Tilda Swinton) et Suzy (Dakota Johnson), qui sont les atouts du film, sont injustement délaissés au profit de deux trames qui alourdissent l’ensemble. La première concerne un psychiatre, dont la femme a disparu depuis des années, seulement lié à l’école de danse par le truchement d’une de ses résidentes, Patricia Hingle (incarnée par Chloë Grace Moretz), venue le consulter pour des troubles mentaux. De là découle son enquête sur ladite école, qui cacherait une organisation sectaire, et des scènes superflues au regard du positionnement de Luca Guadagnino : puisqu’il n’y aucune équivoque sur la nature des agissements des dirigeantes de la compagnie de danse Helena Markos, pourquoi s’intéresser à cette quête venue d’un protagoniste externe, chichement connecté à leurs activités ?


La seconde trame, au-delà du superfétatoire, raconte l’activité de terroristes ultra gauchistes en Allemagne à cette époque, d’un groupuscule auquel appartiendrait Patricia Hingle, sans que cela n’ait de conséquences sur les agissements de l’école de danse. Qu’est-ce que Luca Guadagnino a-t-il voulu nous raconter ? On ne saurait le deviner. Son Suspiria aurait vivement gagné à être allégé, pour se concentrer sur l’essentiel, au lieu d’en donner à l’inverse une version à l’apparence non finie. C’est d’autant plus dommageable que cette chère Madame Blanc (Tilda Swinton) suscite suffisamment d’intérêt pour qu’on ait envie de s’y attarder encore un peu. L’épaissir aurait permis de mieux dessiner les contours de son personnage et de ses motivations, au lieu de la noyer dans un scénario où rien n’est vraiment expliqué, pas en soi, mais au détriment de ce qui ne méritait pas que l’on s’y arrête tant de temps.


Il reste la musique, signée par Thom Yorke, qu’on ne présente plus. Un giallo n’en est pas véritablement un sans les sonorités qui l’accompagnent ; la magie tient souvent à un fil, rapidement rompu dans Suspiria. La bande-son est tout autant une des plus intéressantes de l’année que son emploi se fait en demi-teinte, tant la dissonance peut être grande. Oui à Volk, non au morceau emblématique, Suspirium, qui accompagne les scènes de deuil. Ce n’est pas parce que le giallo emprunte des sons inhabituels que reproduire ce mécanisme sans réflexion apparente fonctionnera du premier coup. Force est de constater que ça ne marche qu’une fois sur deux chez Luca Guadagnino.


Il n’est pas très compliqué de comprendre pourquoi le Suspiria de Luca Guadagnino a peu plu aux critiques qui l’ont vu en avant-première. En dehors de toute polémique sur la légitimité de faire un remake du film de Dario Argento, il faut bien admettre que le film n’est réussi que dans une maigre mesure, sans être une hécatombe. On a évité le pire.

-Ether
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le 13 nov. 2018

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