Revoir Take Shelter 10 ans après, quel plaisir... Constater que les déceptions "récentes" chez Jeff Nichols n'étaient pas ou pas uniquement dues à une carapace cinématographique en perpétuel épaississement, raviver les souvenirs d'émois anciens devant la chute libre de Michael Shannon dans un de ses rôles les plus marquants, recentrer le contenu du film à partir de la profusion de faisceaux qui s'en dégagent. La liste des sensations suscitées par une telle séance est longue, éminemment subjective, à mesure qu'on se faufile au travers de tous les niveaux de lecture, et participe à esquisser le portrait d'un cinéma de la catastrophe et de sa périphérie longtemps avant que la collapsologie devienne une thématique de premier plan.


Le plus satisfaisant dans un récit tissé de la sorte tient sans doute dans la cohabitation paisible et pacifique d'une multitude de segments indépendants, d'arcs narratifs explorant des horizons divers dans le champ des angoisses du début du XXIe siècle. La finesse de l'écriture du scénario par Jeff Nichols parvient à articuler une quantité conséquente de replis variés, et c'est à mes yeux la clé de voûte d'un film brassant des thèmes aussi divers que le drame familial, le thriller paranoïaque, la science-fiction pré-apocalyptique, ou encore la tragédie existentielle. C'est ce qui différencie Take Shelter du tout-venant dans ces registres, souvent éjecté dans la case de la dramaturgie lourdingue ou du film à twist stérile.


C'est aussi cette écriture qui fait que l'on ne peut pas réduire le film à une seule de ces composantes, tout en laissant la possibilité à chacun, à chaque sensibilité, de plus ou moins se focaliser sur l'un ou l'autre des aspects comme un jeu de piste. Avec un tableau aussi chargé sur le papier, on imagine facilement dans quelle logique de surenchère on aurait pu se retrouver prisonnier. Mais tout se maintient dans un équilibre élégant et fertile, que ce soit le fonctionnement du noyau familial, les relations professionnelles, la peur diffuse et protéiforme qui enfle, l'angoisse du caractère potentiellement réel des signes annonciateurs, ou encore la conscience du protagoniste quant à son état psychologique fébrile.


Chose sans doute très intime et personnelle, la progression de l'obsession et de l'angoisse liée chez le protagoniste m'est apparue comme très percutante, tenace, aussi poisseuse que la pluie jaune corrompue qui infiltre son univers. Le recours au "mensonge à l'écran", en figurant le contenu de ses cauchemars comme s'il s'agissait de la réalité l'espace d'un instant, fonctionne très bien car il est utilisé avec parcimonie et irrigue toute une strate du récit, avec les douleurs physiques et les blessures psychiques qui persistent bien au-delà chez Curtis. La parcimonie se retrouve également dans la figuration des visions apocalyptiques, c'est manifestement très personnel aussi mais l'évocation à la fois intense et discrète de paysages chaotiques, avec d'immenses tornades au loin qui se découpent dans l'horizon et perçues depuis un environnement proche (un jardin, un chantier, une plage), fonctionne infiniment plus chez moi que tous les effets spéciaux à grand spectacle réunis. J'y crois.


Au final, la question de savoir si Shannon est un prophète ou un cas psychiatrique importe très peu au regard de la possible superposition de ces deux états. En un sens c'est davantage le fait que l'interrogation demeure qui revêt un intérêt, en tous cas plus que le travail de collecte d'indices accréditant telle ou telle thèse. La question plus que la réponse. Et cette incertitude fondatrice n'est permise que grâce à la confection minutieuse d'une ambiance qui prend le temps de poser ses jalons, lentement, les uns après les autres. On voit peu à peu les obstacles apparaître sur la route et joncher le quotidien, alimentant une peur hétéroclite : il y a la terreur de la catastrophe, palpable, conditionnant son comportement le jour (la construction d'un abri) comme la nuit (la souffrance des cauchemars), mais il y a aussi tout le spectre des angoisses quotidiennes, dessinant le portrait de l'époque états-unienne contemporaine hantée par sa ruine. La menace du chômage, l'angoisse de la maladie héréditaire, la fragilité de la protection sociale, l'insécurité climatique, la peur de l'autre : les préoccupations économiques et sociales de notre temps semblent entièrement synthétisées en un seul homme, avec pour point culminant l'épisode traumatique du bunker où l'on ne sait pas si l'on assiste à une forme de salut, de rémission, ou d'absolution.


D'un mouvement initial répondant à la menace (chimérique ou non) par la sécurisation de son foyer, Take Shelter dévie de sa trajectoire pour s'orienter vers une piste bien plus tangible, dans laquelle l’irrationalité semble exclue et où les multiples perceptions du réel peuvent coexister. C'est d'autant plus surprenant que j'avais complètement éludé cette dimension-là (au premier visionnage ou sous l'effet du temps) : Jeff Nichols conclut sur une pirouette qui n'en est pas vraiment une, au sens où il ne statue pas de manière claire au sujet des doutes égrainés pendant deux heures, il choisit les points de suspension plutôt que le point final tout en soulignant le sillage laissé par le couple. Le film se referme ainsi sur une page très intime, montrant les deux personnages qui se sont tant opposés enfin réconciliés, Michael Shannon et Jessica Chastain regardant enfin dans la même direction (celle du cyclone, en l'occurrence). Une complicité est née, finalement, la femme acquiesce et constate la catastrophe qui arrive d'un discret "ok", qu'elle soit lucide ou bien à son tour contaminée par une folie paranoïaque, cela n'a plus d'importance. La fin du monde est peut-être à leur porte, la famille est à nouveau réunie.


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Morrinson
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le 14 mars 2023

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Morrinson

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