Lorsque, il y a un peu plus d'un an, je rédigeais une news sur le casting de The Third Murder, un doute s'empara de moi : un film policier, avec Yakusho Koji qui plus est ? J'avais dû m'embrouiller, cela relevait plus du domaine de Kurosawa Kiyoshi. A force d'associer les deux réalisateurs pour leurs habitudes à Cannes, j'avais dû finir par les confondre. C'est que Kore-eda nous avait laissé prendre nos aises avec ses coutumières thématiques familiales, et même si Après la Tempête, qui se préparait alors à sortir en salles, amorçait une évolution dans son approche narrative, rien ne laissait encore présager d'un tel changement de registre. Après avoir vérifié ma source une seconde fois, je me laissais donc aller à une expectative mêlée d'appréhension et d'enthousiasme. Près de quatorze mois plus tard, force est de constater que c'est ce dernier qui l'emporte largement.
Mes craintes concernaient essentiellement sa mise en scène, d'ordinaire aussi précise que classique : peu de prises de risques et de compositions marquantes, mais une attention touchante à l'anecdotique. Attention dans laquelle l'on pouvait se permettre de se complaire dans le champ intime cher au réalisateur, où l'observation des émotions et des interactions est le motif majeur. Cependant, le passage au cadre judiciaire insinuait la présence d'une intrigue dont la progression se devait d'être, sinon au premier plan, du moins tout proche. Saurait-il trouver le juste équilibre ? Conserverait-il son focus sur le détail au détriment du dynamisme du film ? Ou, en poursuivant ce dernier, perdrait-il ce soin qui le caractérisait en tant que cinéaste, pour ne plus laisser qu'une réalisation générique et sans relief ?
Avant même d'avoir vu le film, je m'amusais donc à tracer les grandes lignes d'une critique projective. J'y saluais donc la performance des interprètes et tout particulièrement de Yakusho Koji, bien que je précisais la direction d'acteurs moins brillante que lorsque Kore-eda tourne avec des enfants. Je déplorais la musique parfois trop appuyée et le rythme un peu lent qui laissait traîner quelques longueurs au milieu de l'intrigue. Enfin, je concluais d'une phrase vague et fumeuse, clamant avec des accents dramatiques que, plus que l'enquête, The Third Murder racontait ses personnages. Deux heures et quatre minutes plus tard, j'étais partagée entre la satisfaction de prédictions globalement justes et la surprise d'un résultat final malgré tout au-delà de mes espérances.
Ainsi, dès l'ouverture, mes doutes concernant la réalisation trouvaient leur fondement, avec un air de piano peu subtil qui laissait présager de lourdeurs ultérieures. Ces lourdeurs, elles seront bien présentes : plans trop appuyés, symboliques clichés, manque global d'originalité dans le montage... et pourtant. Et pourtant, même si ces défauts s'avéreront quelquefois crispants, la cohérence de la mise en scène, qui s'installe patiemment, obstinément, en fera tout l'impact. Bien qu'elle se montre parfois attendue, la maîtrise avec laquelle elle gagne en puissance, engrangeant de l'élan en même temps que le scénario, lui permet de faire résonner ce dernier avec force et clarté, au point que l'on se prend à apprécier le confort de ses codes que l'on pensait pourtant trop familiers.
Ce pouvoir de transcendance se doit en partie à la finesse du propos et l'intelligence de l'écriture. On l'oublie souvent, car il se fait discret, mais l'humour est présent dans l'oeuvre de Kore-eda. Par touches légères, presque insignifiantes, il participe néanmoins au réalisme tendre des personnages. Dans The Third Murder, cependant, il est aussi l'occasion de formuler une critique polie, des attaques sans animosité à l'encontre du système judiciaire et de ses agents. Leur opportunisme, leur ambivalence, leur égoïsme transpire au recoin de phrases désabusées ou d'ironie complice, sans pour autant briser (et peut-être même en renforçant) l'affection qui peut se développer pour eux.
En avançant dans le film, certaines situations deviendront certes plus amères, progression dramatique oblige, mais ce dévoilement graduel de la faillibilité des protagonistes amènera le sentiment d'une consternation compréhensive plus que d'une rancune outrée. Derrière les personnages un peu truands, on devine le système et ses contraintes décevantes mais nécessaires, l'imperfectibilité d'un outil qui n'est jamais que la somme des hommes qui le manient ; pourtant Kore-eda ne nous offre pas la satisfaction d'un brûlot précis et dirigé. Le spectateur évolue dans une zone de gris perpétuelle du fait du manque de réponses, qui le prive du pouvoir d'exercer lui-même une justice omnisciente.
Il faut ainsi souligner que la frustration est le nerf véritable de The Third Murder, passant essentiellement par le rôle élusif et ambigu de Misumi. Derrière la vitre qui l'abstrait du monde des hommes, sous les traits habiles de Yakusho Koji, il exerce une fascination propre à l'insondable. Parangon d'une inconsistance éhontément assumée, nous ne percevons de lui que des éclairs énigmatiques, qui illuminent l'espace de quelques secondes des circonstances incomplètes, une foi équivoque ou un passé lui aussi fuyant. Il s'érige en puzzle dont jamais l'on ne saura si l'on a assez de pièces pour le compléter ou si, comme le fera Shigemori, on est prêt à accepter n'importe quelle interprétation pour soulager la vexation de l'ignorance.
C'est ainsi sans doute sur ce point que mes anticipations étaient incorrectes : là où j'attendais de Kore-eda qu'il s'attarde à creuser ses personnages, c'est en réalité dans leurs relations, et non dans leur indépendance, qu'il les peint. De Misumi, retranché en prison, perpétuellement sibyllin, on ne saisira presque rien, mais l'effet qu'il aura sur les autres personnages, lui dont les changements de versions et d'humeurs inexplicables engendrent autant de brutaux revirements, est considérable. Pourtant, est-il tant celui qui dicte le destin des autres que le messager qui cherche à le leur révéler ? N'est-il pas même le martyr qui le préfigure ? Il n'est alors pas surprenant que, dans la symbolique de la mise en scène, Misumi tende à absorber Shigemori, à imprégner son image sur lui.
En effet, si l'interaction entre Shigemori et Misumi, à l'intensité parfois saisissante, est le mur porteur du film, elle est d'autant plus forte qu'elle étend plus loin ses racines dans les relations des personnages. Le thème de la famille n'est jamais loin chez Kore-eda - même lorsqu'il se focalise ailleurs comme dans Air Doll - et se retrouve ici encore. D'abord, parce que Misumi est pour Shigemori un héritage, qu'il tient de son père. Un héritage, ou peut-être une dette, une erreur de l'ancêtre à absoudre ? Ensuite, parce que la victime, le suspect et l'avocat sont reliés par l'influence de leurs filles respectives, qui tendent à se confondre dans une seule et même figure aux traits plus complexes qu'ils n'en ont conscience. Et si, en plus de payer pour les péchés de ses parents, il fallait aussi acquitter ceux de ses enfants ?
Unies par des caractères physiques, unies dans la rancœur à l'égard du père, unies sans doute aussi dans leur pouvoir de manipulation, les trois jeunes femmes portent en elles la véritable solution au scénario. Plus nébuleuses encore que Misumi, elles incarnent parfaitement le titre du livre de Stéphane du Mesnildot : L'adolescente japonaise ou l'impératrice des signes. La fille de Misumi brille par son absence, qui la cristallise à jamais dans l'enfant qu'elle était lors de la toute aussi brumeuse première condamnation de son père. Celle de Shigemori expose frontalement, et non sans fierté, son art du chantage et du mensonge. Reste alors la fille de la victime, Sakie, clef de voûte du film jamais élucidée, gardienne du secret avançant le visage masqué dans l'ambivalence de son manteau rouge. Fragile agneau, loup vengeur, ou serpent à la langue fourchue ?
Sous leurs visages angéliques, les adolescentes rappellent ainsi leurs cruelles consœurs de The Truth Beneath, ou peut-être même de The World of Kanako, où, déjà, Yakusho Koji ne pouvait faire face qu'avec une impuissance désordonnée au royaume caché d'une fille disparue. En serait-il de même ici ? Dans le calme et la méthode de la mise en scène de Kore-eda, une telle noirceur semblerait dissonante ; mais, après tout, ne refuse-t-on pas toujours de croire ce qui est incompatible avec nos convictions ? Il devient vite évident que la confusion qui entoure Misumi est le reflet de son propre égarement plutôt que d'un génie criminel, mais ses ficelles sont-elles tirées par un dieu lunatique ou par des doigts bien plus menus ? Le petit chaperon rouge, le chasseur et le grand méchant loup : trois fonctions complémentaires, mais entre les mains de combien de personnages ?
C'est donc avec des acteurs impeccables et une maîtrise à l'aune du reste de sa carrière que Kore-eda orchestre ce ballet judiciaire qui n'est pas dénué de parts d'ombre ; une obscurité dans laquelle les objets les plus anodins prennent une apparence monstrueuse. C'est ainsi sous l'égide du doute et de la soif non-étanchée que The Third Murder gagne en envergure, dissimulant la portée des interactions dans une insoluble incommunicabilité. Quelque chose, pourtant, passe, qui n'est pas réductible aux mots. Quelle est cette épiphanie muette qui attire vers le ciel les yeux de Shigemori ?