(Parties I et II)

« Adiós, adiós, me voy, me voy » (« adieu, adieu, je m’en vais, je m’en vais »). C’est sur ce message énigmatique, aux airs de comptines enfantines, que se lance Trenque Lauquen, son récit d’enquêtes gigognes dont la bande sonore ludique est déjà une invitation au jeu de piste, au jeu de rôles, au “jeu” tout court... à l’instar du labyrinthique La Flor, la nouvelle création du collectif argentin El Pampero Cine fait du “jeu” le moteur de sa narration, conviant le spectateur à gouter au doux plaisir de se laisser balader par le romanesque, l’aventure, la fantaisie, la poésie et le dédale des énigmes dont les saveurs exquises s’exaltent toujours là où le mystère perdure. Il n’y aura donc pas de réponse ou de ligne clair à attendre de ce film, si ce n’est la promesse d’un plaisir ludique, d’une échappée enivrante à travers un geste cinématographique singulier qui a l’intelligence de ne pas être vain. Car le “jeu”, loin d’être une simple finalité, est la manière élégante avec laquelle Laura Citarella diffuse une vraie réflexion et guide notre regard vers ces mondes invisibles qui peuplent notre réalité.

Tout est dit, en quelque sorte, par l’écran sur lequel s’affiche le titre : les lettres apparaissent en désordre, avant de former le titre de manière lisible. Le récit procédera de la même façon, éparpillant ses éléments à travers douze chapitres antichronologiques, deux parties de plus de 2 heures, avant de constituer un tout cohérent. La disparition de Laura, l’élément central, va occasionner une multitude de perspectives, mais également une floraison de trames additionnelles qui vont finir par former une toile narrative dense, où les mystères s’empilent, où les réponses permettent d’en éclairer certaines zones tout en générant d’autres questions. Mais si sa capacité à engendrer du mystère intrigue, Trenque Lauquen fascine surtout par son aisance à multiplier les échos dans son scénario, par son art subtil de la préfiguration qui instille du sens en faisant se répondre symboliquement ses différentes trames. Ainsi, le triangle amoureux entre Carmen, Bertino et une troisième personne (un homme d’abord, puis une femme) renvoie à celui constitué par Laura, Ezechiel et Rafa, voire celui qui se dessine entre Laura, Ezechiel et la Dr Esperanza. Derrière le jeu de piste proposé, caractérisé par ces indices manuscrits retrouvés dans les livres et cette correspondance amoureuse exhumée au compte-gouttes, se développe une boucle logique, métaphorique (comme la forme de ce lac qui donne au film son titre), dans laquelle les amours comme les errances d’hier inspirent les amours et les errances d’aujourd’hui.

Une structure étonnante, hypnotisante presque, qui peut vite être perçue comme frustrante et trop théorique. On retrouve les mêmes difficultés d’approche que dans l’excellent Tabou de Miguel Gomes, avec cette forme filmique étudiée pour laisser transparaitre le pouvoir de la fiction. Qu'importe la destination, la résolution ou non des énigmes, la fiction est un chemin qui se suffit à lui-même, une expérience romanesque à travers laquelle on vibre, on rêve, on s’émeut...

Si le pouvoir de la fiction s’exalte à travers de nombreux artifices (fondus enchaînés, flashbacks, voix-off...), Laura Citarella accorde une place particulière au changement de points de vue (changements de focales, bascules de point...) : dès l’introduction, elle incite le regard à observer le cadre, l’arrière-plan, les individus, leurs interactions et les espaces qu’ils traversent. Elle invite le spectateur à ausculter le monde d’une nouvelle manière, à travers des yeux féminins et non plus exclusivement masculins.

Dès les premières minutes, d’ailleurs, les hommes sont décrits par leur incapacité à être des éléments moteurs (à l’arrêt, prisonniers de leur obsession, perdus sans cette femme devenue boussole de leur vie), tandis que les rênes de la narration sont tenues progressivement par la femme : le jeu de piste progresse à travers les figures féminines (Carmen, Laura), à travers la voix de Laura qui transporte dans le présent le pouvoir érotique de Carmen, à travers ses yeux également qui traquent le mysticisme d’une plante légendaire, les apparitions d’une mystérieuse créature, ou la présence d’une ville comme Trenque Lauquen qui n’apparait pourtant sur aucune carte récente. C’est le rapport au monde, la manière de le concevoir, qui vient de changer.

Habilement, le film se transforme, passant de l’enquête incertaine des hommes à une quête de vérité féminine bien plus exaltante, tant sur le présent que sur l’Histoire, tant sur la ville que les espaces oubliés. S'effacent alors peu à peu le monde moderne et son dogmatisme masculin, au profit d’un monde nouveau dont les codes et symboles naissants ne demandent qu’à être apprivoisés. Un nouveau monde dont les différents horizons nous sont offerts par une mise en scène devenue traductrice, nous faisant docilement passer du thriller à la science-fiction, de la comédie à l’horreur, du film politique à la romance. Le cinéma de Laura Citarella prend alors toute sa dimension, en ouvrant ces portes bien souvent invisibles au regard des hommes.

Procol-Harum
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le 15 déc. 2023

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