Tabou
7.4
Tabou

Film de Miguel Gomes (2012)

La vérité est que la profonde émotion que je ressens quand je suis près de vous me transporte dans un territoire nouveau, effrayant, inconnu”.


À quoi sert le cinéma si ce n’est à faire éclore le vrai du faux, l’émotion de la fiction, afin que nous puissions croire en la possibilité du rêve malgré tout, malgré nous, malgré un réel bien souvent désolent. Plus qu’un art de la tromperie, le cinéma nous offre matière à espérer en réinventant le monde par la seule force de l’imaginaire. Et c’est bien à cela que Miguel Gomes nous convie de film en film, comme avec La gueule que tu mérites, Ce cher mois d'août, et surtout Tabou dans lequel il se réapproprie l’héritage de Murnau, non pas pour en faire un “remake” ou lui rendre hommage, mais pour exalter poétiquement le souvenir de notre propre innocence.


Avant d’évoluer pleinement sous la forme d’un diptyque, en confrontant le “Paradis perdu” au “Paradis”, Tabou nous dévoile immédiatement ses intentions dans un préambule éminemment symbolique. Nous voici plongés dans une Afrique de carte postale, dans une saynète épique et romanesque en diable : un aventurier s’engouffre dans la savane pour fuir le souvenir de sa défunte épouse. Le fantôme de celle-ci l’obsédant toujours, il se résout à se suicider en se jetant dans la gueule d’un crocodile. Un geste dramatique qui ne met pas fin au “sortilège “ pour autant, puisque son esprit survit dans l’animal, le crocodile devenant le réceptacle ou le médium de sa propre mémoire. Ce passage, en se voulant purement fictionnel, en exhibant clairement les attributs du cinéma d’antan (esthétique héritée du muet, voix off solennelle et musique grandiloquente rappelant le lyrisme du mélodrame...), nous annonce ce que sera la teneur du reste du film : une invitation à considérer l’imaginaire comme l’expression de notre intimité, comme le refuge intemporel de notre propre mémoire.


Dans la première partie, justement, c’est cet “imaginaire” qui est au plus mal : on se situe dans le Lisbonne actuel où la morosité quotidienne n’offre guère l’occasion de rêver, de frissonner, d’espérer. Pour ne pas se laisser emporter et broyer par ce réel ô combien cafardeux, Madame Pilar s’échine à embellir le monde du mieux qu’elle peut, en étant serviable et attentionnée, en participant à des rassemblements catholiques, etc. Mais c’est seulement en s’occupant de sa voisine, la dénommée Aurora, qu’elle va trouver le piment qui manque désespérément à son existence. Cette dernière, en effet, sous ses dehors de vieille misanthrope, s’avère être suffisamment fantasque pour orner le réel des couleurs du “fantastique” : elle fait du casino un terrain de jeu permanent, elle parle à des fantômes (Gian Luca Ventura), prête à Santa, sa femme de ménage capverdienne, des pouvoirs magiques, etc. Une vie qui pourrait être considérée comme simplement délirante si, un jour, le fameux Ventura n’apparaissait pas en chair et en os...


Pour donner tout son poids à son propos, Miguel Gomes convoque l’imaginaire propre à Murnau (le Mont Tabou renvoie à la malédiction qui pèse sur les deux amants, le prénom Aurora évoque L’Aurore...) tout en inversant l’ordre des chapitres du Tabou originel : on passe du “Paradis perdu” au “Paradis”, d’un temps présent désenchanté à un passé fantasmé. Certes la colonie n’a rien d’un idéal, mais ce qui intéresse le cinéaste c’est le fantasme qu’elle incarne : le rêve de grandeur pour une nation, la promesse d’une grande aventure pour le quidam. Et c’est bien cette promesse qui hante l’entièreté de la première partie : dans ce Lisbonne aux couleurs de plomb, où les intérieurs sont exigus et les extérieurs chargés de pluie, on attend la fin de la journée pour dévorer Robinson Crusoé ou pleurer en écoutant les Ronettes, on patiente jusqu’à la fin de l’année pour observer au loin le feu d’artifice qui illuminera enfin note ciel.


Une promesse que la seconde partie concrétisera, en donnant la parole à ce témoin du passé qui accourt au chevet de son amour défunt. Le “paradis”, que nous découvrons du point de vue de sa perte, offre l’occasion à Gomes de renouveler le lyrisme démodé, et de donner chair à un imaginaire particulièrement émouvant. Tabou ne sera rien d’autre, au fond, que la mise en image de cette phrase dite par Gian Luca à Aurora : “La vérité est que la profonde émotion que je ressens quand je suis près de vous me transporte dans un territoire nouveau, effrayant, inconnu”.


Ce “territoire nouveau”, le cinéaste nous en dévoile déjà les atours, lors de la première partie, en laissant émerger la fiction à travers le réel, comme lorsque Aurora évoque son rêve au casino ou une anecdote simiesque sur son lit de mort. De plus, les éléments rappelant la mythologie africaine (les guirlandes ressemblant à des lianes, le chapeau semblable à celui de l’explorateur...) vont peu à peu coloniser l’écran avant que nous plongions dans un univers purement imaginaire, en suivant cette voix-off, calme et grave, qui est celle de Miguel Gomes lui-même !


Dès lors le fantasme devient tangible, avec l’avènement d’une image propice aux frissons et à l’émotion : l’Afrique se fait épique, débordant de légendes et de bêtes sauvages, de magie et de sortilèges ; l’histoire tourne au tragique, en associant la réalité des colons avec celle des colonisés, la vacuité des uns avec l’envie de révolte des autres ; les amours sont excessifs et romanesques, avec ces amants qui s’aiment et se déchirent, s’abreuvent d’espoirs et se noient dans le désespoir.


La bonne idée, en matière de mise en scène, sera de soutenir le fond par la forme, en se réappropriant l’esthétique propre au cinéma muet. Le travail réalisé sur l’image (le noir et blanc couplé au 16 mm) et les sonorités (le fond sonore est uniquement composé de la musique, de la voix-off et des bruits environnants) permettent l’exaltation de la passion amoureuse, transformant un rapport charnel ou une échappée à moto en grand moment poétique.


C'est là où se situe toute la force de Tabou, dans sa capacité à extraire le spectateur du récit “réaliste” pour mieux le plonger au cœur d’une chimère lyrique et poétique. Et si celle-ci existe, c’est uniquement parce qu’on y croit ! On remarquera d’ailleurs que de nombreux éléments peuvent remettre en cause la véracité du récit “paradisiaque”, puisque le narrateur est non fiable (on nous présente Gian Luca comme un vieillard presque sénile) et que les images peuvent provenir de l’inconscient de l’interlocutrice, c’est-à-dire Mme Pilar. Mais tout cela importe peu, car la proposition faite par Tabou est de celle qui ne se refuse pas : fuir le réel, ne plus revenir à Lisbonne, pour explorer ce “territoire nouveau" où les animaux naissent dans le ciel, où les émotions sont plurielles et où les amours ne s’oublient jamais. Du moins tant que les crocodiles excitent notre imaginaire, tant que le cinéma nous offre matière à rêver.

Créée

le 17 nov. 2023

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Procol Harum

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