Le ciel est bas, strié de part en part de cheminées fumantes et de longs nuages gris.
Un ciel triste rayé de fils électriques qui découpe un horizon sans relief, un horizon qui s'arrêterait net derrière le panneau de sortie de cette petite banlieue industrielle maussade.
Dans ce cocon de béton et d'ondes électro-magnétiques vivent deux asociaux, une ado rebelle et un jeune adulte violent, tous deux perdus dans leur mal de vivre.

D'un côté Maria Coughlin (Adrienne Shelly irradiante) . Adolescente insupportable qui annonce dans la douce torpeur matinale de la maison familiale qu'elle est enceinte d'une coupe mulet sur une tête pleine d'eau, accessoirement quaterback de l'équipe de foot du Lycée et qu'elle compte bien tout arrêter pour épouser son Apollon "middle-class".
La dispute qui s'en suit scellera le petit destin pas bien brillant de Maria qui dans l'emportement du clash gifle son père lequel s'écroule lourdement au sol, terrassé par une crise cardiaque aussi soudaine qu'imprévisible.
Sa mère l'expulse in petto du domicile familial lui vouant une haine tenace, tandis que son crétin de boy friend qui ne compte pas assumer ses éjaculats précoces et désordonnés, la quitte piteusement.

Une fin d'adolescence brutale et une entrée fracassante dans l'amère réalité des adultes.

D'un autre côté il y a Matthew Slaughter (Martin Donovan superbe, massif et si fragile). Petit génie aux mains d'or, capable de réparer absolument tout ce qui contient une diode ou une résistance mais incapable de garder le moindre job.
Une instabilité professionnelle due à un comportement antisocial, une complète inadaptation aux règles de la vie en communauté et une violente allergie aux rapports hiérarchiques.
Une sorte d'anarchisme viscéral, d'individualisme maladif chevillé au corps comme une souffrance. Cohabitant tant bien que mal avec un père maniaque et irascible, c'est lorsque la violence domestique de celui-ci atteint son paroxysme que la fuite devient la seule issue pour Matthew.

C'est donc deux âmes esseulées, deux marginaux qui se rencontrent, qui se tombent dessus comme une évidence. Une rencontre comme le résultat d'une opération mathématique compliquée, un calcul alambiqué dont le résultat aurait la simplicité du chiffre un.
Ce "1+1 = 1" des amoureux. Cette addition qui n'additionne pas, qui absorbe.

Hal Hartley est un réalisateur Américain trop méconnu, digne représentant de ce cinéma indépendant Américain des années 90 qui déferla sur les différents festival internationaux durant la décennie.
Moins exposé, plus confidentiel que ses confrères: Tarantino, Jarmusch, Van Sant ou Tom DiCillo. Il se verra primé en 1991 au Festival du cinéma américain de Deauville et obtiendra le Prix du meilleur scénario au Festival du film de Sundance pour ce petit bijou d'une touchante originalité.

Il est délicat de parler frontalement d'un film comme celui-ci. Tout d'abord parce "Trust" reste insaisissable.
Sa réalisation d'une sobriété très "Nouvelle vague" renforce un propos gentiment anarchisant avec une simplicité déconcertante et une retenue tout en délicatesse.
Hartley s'amuse avec les codes; il détourne, il cache, il mélange.
Les frontières deviennent floues, les bordures brumeuses, et c'est à tâtons que l'on avance; comme si nos yeux, trop longtemps exposés à la lumière du jour devaient s'habituer à l'ombre, à la douce obscurité avant de discerner doucement les formes, puis permettre une vision d'ensemble plus claire.

La lumière se fait calmement et l'on ouvre les yeux sur une comédie sociale, sur des situations cocasses et des dialogues cinglants à la précision chirurgicale.
Des répliques qui font mouche instantanément installent le métrage dans un cynisme aux douces effluves libertaires. Une insolence comme un coup de griffe gentillet sur le nez, comme une éraflure qui te ferait saigner sans te faire mal, laissant tout au plus sur ton visage, un léger rictus imperceptible qui se glisserait dans un sourire.

Certes l'humour est présent, délicat, éthéré. Un humour subtil mais indirect, louvoyant de scènes en scènes, discrètement, sans faire de bruit.
Une dérision qui virevolte au vent, légère comme une feuille morte. Cette feuille morte qui annonce l'irrévocable arrivée de l'hiver.
Parce que si l'humour est présent tout au long du film, il l'est par fines touches, comme pour désamorcer la violence d'une réalité trop dure.
Un petit pansement sur une grosse écorchure.

C'est le froid de l'hiver qui tombe sur ce film.
Les âmes sont tristes, les corps sont seuls; le sens de la vie reste introuvable dans cette banlieue monotone.
C'est l'errance mélancolique de deux incompris, deux êtres en marge pris dans un dialogue de sourds entre eux et une société rigide, insensible.
Des poètes perdus dans l'absurdité du quotidien, des punks bien coiffés assis par terre, regardant la terre tourner sans eux.

Pourtant malgré les difficultés d'une vie qui ne veut plus sourire, d'un milieu familial castrateur et de tout ces bâtons plantés dans les roues usées de nos deux losers, le miracle s'accomplit.

Maria, l'ado rebelle et un peu nunuche se fait femme.
Son visage s'apaise, se déleste de son maquillage outrancier comme un acteur enlève son masque.
Ce trait épais de mascara remplacé par cette paire de lunettes bon marché qui lui permettra de s’intéresser aux mots, aux significations, qui l'éveillera à la vie et donnera un sens à sa triste existence.

Matthew, le jeune adulte insoumis, en rébellion contre le monde, contre lui-même, ne voulant rien donner et rien recevoir, va céder.
Il va s'abandonner à l'amour, lui qui se l'était formellement interdit par défi, par peur.
Il est à l'image de cette grenade hérité de son grand père qu'il garde sur lui partout et tout le temps: Une menace en mouvement, un danger de mort en chemisette.
Mais comme cette grenade, il menacera, il fera peur, mais n'explosera pas.
Il dégoupillera cette grenade, il gueulera son mal-être, il voudra tout faire sauter; mais trop tard, il est sauvé.

C'est une petite leçon d'humanité qui traverse discrètement ce long métrage.
Un rayon de soleil dans cette grisaille désespérante, un trou dans le béton qui laisserait passer un peu de lumière.
Le lent cheminement de deux désespérés vers la guérison, ce petit bout d'espoir qui brille au bout de la route, ces efforts acharnés qu'il faut faire pour tenter de le toucher du bout des doigts et voir enfin le début d'une convalescence.
L'ébauche d'une cicatrisation de ces deux cœurs blessés.
Se servir de cette flamme qui brûle enfin au fond d'eux pour faire de cette histoire d'amour improbable un médicament miracle.
Ze_Big_Nowhere
7
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le 13 oct. 2014

Modifiée

le 17 oct. 2014

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Ze Big Nowhere

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