A la vision de Valkyrie, qu'il semble loin, le temps de l'esbroufe sans profondeur d'Usual Suspect, qui prenait son histoire et ses personnages comme les moyens d'une épate finale complètement vaine. De film en film, Brian Singer a manifestement su revenir d'un cinéma de surface et d'artifice, et s'acheminer vers une certaine forme de maturité, plus humble et plus honnête, selon laquelle il n'est plus permis d'annuler tout les évènements et les personnages d'un film, pour le seul plaisir d'un coup de théâtre. Depuis X-men, le rapport de Singer au récit s'est comme inversé, et l'effort de mise en scène ne visait déjà plus le dévoilement d'une solution d'un film-énigme, mais l'établissement de l'évolution réelle de personnages dans le cours des évènements, comme fin plutôt que moyen. Avec son nouveau film, Singer progresse encore d'un cran: à sa rigueur de conteur nouvellement acquise s'ajoute un retour sur ses velléités de maître de la narration. Valkyrie est un petit miracle d'équilibre entre le plaisir de la conduite d'un récit et le goût pour les vertiges induits par un « tour » du scénario.

Il aurait pourtant pu en être autrement. Drapé dans le costume du film historique, Valkyrie évite sans fléchir le bourbier du film idéologique ; le point de vue de Singer n'est pas moral, et son film n'est pas le Schindler discount lourdaud qu'on aurait pu craindre, tire larme authentifié par son «histoire tirée de faits réels ». La visée du film est beaucoup plus prosaïque, sèche, immédiate, et l'accroche « fait réel » a une visée autrement plus honorable : elle sert de ligne de crête et de point limite. Valkyrie s'émancipe totalement de la lourdeur pathétique propre au genre historique, et s'assèche autour de ce qui devient rapidement son seul et unique sujet, vers lequel il progresse comme un funambule sur son fil : d'un côté l'espoir permanent de l'uchronie, de l'autre la menace permanente du retour de l'Histoire. C'est la grande intelligence du film, qui évacue ainsi des considérations idéologiques mortifères, et se pose seulement comme exercice de mise en scène autour de l'évènement historique. Sur le sujet du film historique, le projet de Singer est remarquable d'honnêteté et d'actualité : il ne s'agit pas de « servir » une vision véridique ou morale de l'histoire, visée médiocre et vaine, mais de travailler le statut de vérité de l'évènement historique, et de s'en servir sur le plan narratif. Remarquable démarche. L'idée est de frictionner l'évènement historique implacable et son revers imaginaire dans un plan de mise en scène visant à jouer de l'infime espace entre l'un et l'autre. Tout le film se présente ainsi sur deux versants, qui sont également ses deux horizons possibles, au dessus desquels il se tient en équilibre: celui du film historique classique et celui du film rêvé et fantasmé, où les actions des personnages peuvent faire changer le cours des choses.

Après le moment central de l'attentat, point de non retour du film, chaque nouvelle scène porte à la fois la possibilité d'un envol vers l'affabulation, et d'une chute vers la froide et déprimante réalité historique. Passé ce point, tous les évènements ne servent qu'une chose : construire un suspens, une ivresse des possibles, en dépit d'un dénouement déjà connu. Le vertige procuré tient dans l'invention de la mise en scène, qui fait proliférer le récit dans une direction imaginaire, presque fantastique, sur la base de détails purement cinématographiques, dans l'angle-mort de l'Histoire. Stauffenberg voit l'explosion mais se tient déjà à l'extérieur. De visu, on ne sait donc pas ce qui s'est réellement passé ; l'évènement historique connu est hors cadre : le film peut alors feindre le l'ignorer, et commencer sa course folle contre le destin. Tout le reste de la progression du film ne se jouera qu'à quelque secondes près, échappant au retour du film historique par des micro-décalages, des échappées de justesse, des détails fabulés qui, tous, contiennent en plein l'horizon d'un onirisme prodigieux. C'est tout le programme magnifique et tragique du film : ses embardées fantastiques et ses intensités imaginaires de cinéma risquent à chaque instant l'anéantissement par le retour au cours de l'Histoire. Dans cette montée en puissance de scènes survivant à la nécessité, construites comme des bastions fantastiques promises au néant, Valkyrie tient sa vertigineuse réussite et sa surprenante beauté.
ifrael
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le 26 sept. 2010

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