Investir un genre aussi rigoureusement codifié que le MMORPG avec une approche originale est, à bien des égards, un pari risqué. Depuis le règne sans partage de World of Warcraft, le jeu de rôle massivement multijoueur s'est redéfini et affirmé (pour ne pas dire replié) clairement autour d'une certaine approche du gameplay et du level design, qui se sont presque imposés dans l'imaginaire collectif comme des impératifs catégoriques. Avec son dernier MMO Age Of Conan, qui brise avec toute une tradition naissante du genre, Funcom n'en parait que plus ambitieux : moteur graphique au-delà de toute compétition dans le genre MMO, esthétique mature et réaliste, gameplay fondé sur le rythme et le reflexe en combat, autant d'aspects qui vont à l'encontre de la tendance post Blizzard et qui ont fait espérer nombres de joueurs à un rafraîchissant passage de relai. Après plusieurs semaines passées dans l'univers d'Hyborie, voici notre verdict...

Contrairement à la tendance pour le genre, Age of Conan est un jeu qui fait globalement une excellente première impression. Après la traditionnelle phase de création de personnage, avec un choix entre trois « ethnies », puis une douzaine de classes ressemblant assez aux archétypes du genre (les soigneurs, les tanks, les classes de dégâts et les hybrides), le joueur est jeté sur une plage tropicale où il commence à filer les quêtes et les niveaux. Dès les premières heures, un constat s'impose: on n'a jamais vu MMO aussi magnifique. A vrai dire, peu de jeux solos peuvent se vanter d'être aussi impressionnants. L'impact visuel d'Age of Conan tient d'abord au moteur graphique très pointu qui permet aux bonnes configurations un foisonnement de détails dans la représentation de la végétation et des villes, ainsi qu'une distance d'affichage littéralement vertigineuse. Partant de cet excellente base graphique, le travail esthétique global à l'œuvre dans le jeu est, quant à lui, et nous pesons nos mots, unique et sans précédent dans le genre, par sa finesse et son ampleur.

C'est d'abord et principalement sur ce point qu'Age of Conan se démarque résolument de la tradition post-World of Warcraft: à la place d'un monde ouvert globalement non instancié, le monde est découpé en zones « sélectionnées» par les développeurs pour représenter Hyborie. Chaque zone ainsi choisie est le fruit d'une attention extrême, où chaque élément du décor porte visuellement sa justification topographique ou culturelle. Qu'il s'agisse d'un ruisseau, d'une crique, d'un chemin à flanc de montagne ou d'une ruelle, chaque parcelle de jeu est le fruit d'un design esthète très précis. Il acquiert ainsi sa singularité et sa personnalité propre. A la différence de jeux dont le monde est « ouvert », et où il existe souvent des zones de « remplissage » moins intéressantes et moins jolies, les décors d'Age of Conan suscitent souvent l'émerveillement. Un exemple parmi d'autres : la cohérence et la beauté du panorama du port de Tarantia-la-vielle, encaissée entre deux pans de ville, et surplombée par le beau quartier noble, en tout point spectaculaire. De tels coups d'œil sont légions dans le jeu, qui offre au regard des perspectives grandioses.

De tous les décors qui constituent le monde d'Age of Conan, les montagnes sont sans doute les plus réussies. Si les zones accessibles au joueur s'y limitent souvent à une succession de chemins s'engouffrant dans des vallées, le long de rivières ou à flanc de montagnes, cette limitation n'est jamais forcée par des « murs invisibles » et autres artifices habituels. Elle est au contraire finement suggérée par un excellent level design qui la rend naturelle et réaliste. Le caractère épique des décors ne vient plus de l'immensité des zones accessibles (comme cela peut être le cas dans les jeux à monde ouvert comme World of Warcraft), mais d'un travail de design sur les décors inaccessibles à l'arrière plan. On pourrait croire que ces décors ne sont là que pour faire joli ; en réalité, ils prolongent logiquement les décors explorables et instaurent un sens de la distance et du dénivelé qui n'a jamais été aussi sensible dans un jeu, en écrasant le joueur sous les hauteurs des montagnes. Ainsi, le moindre trajet se fait dans l'ombre de ces sommets vertigineux, rendant la progression très immersive, la remplissant d'une myriade de sensations : le bruit d'un cours d'eau qui dévale une pente neigeuse, l'écrasante perspective des massifs lorsque l'on parcourt le fond d'une vallée, le panorama spectaculaire d'un soleil couchant que l'on regarde du haut d'un sommet. Dans Age of Conan, on ne plie pas le décor ouvert à sa fougue de leveling : on se laisse gagner par lui, on l'observe dans ses moindres détails, on comprend sa topographie avant d'avancer.

Cette conception du level design en « zones choisies » qui représentent un monde n'est pas sans rappeler celle des RPG à l'occidentale (école Bioware). Cela fait d'Age of Conan un MMORPG un peu étrange, qui s'oriente avant tout vers un plaisir solitaire de la découverte, au point qu'on a parfois la sensation de jouer à un jeu conçu pour un joueur au départ, qui aurait pris un virage vers le massivement multi-joueurs sur le tard. Funcom s'en cache à peine, en faisant clairement des 20 premiers niveaux de jeu une longue introduction admirablement scénarisée, que l'on parcourt quasiment tout seul. Une fois ce préambule scénaristique achevé, le mélange MMO/monde découpé en zones instancié devient problématique, et donne des résultats pour le moins mitigés.
La dynamique du jeu de groupe présente tout de même quelques réussites. La définition des classes de personnages est suffisamment claire et variée pour permettre un jeu cohérant en équipe, lorsque le besoin s'en fait sentir. Pour profiter d'une session de jeu en groupe, il existe quelques quêtes plus difficiles, et quelques « instances » (donjons destinés à être explorés par un groupe équilibré, où chaque classe va trouver un rôle essentiel dans la composition de l'équipe). Pour ce que nous avons pu en voir, ces instances sont assez intéressantes, et remplissent d'assez belle manière les critères du donjon classique de la littérature de fantasy, avec ses chausses trappes (qui donnent lieu à de jolies idées de gameplay dynamique : pour passer un mur de flamme il faudra que 4 joueurs se synchronisent en se positionnant en même temps sur des dalles, à la manière d'Indiana Jones) et parfois, ses visions grandioses et effrayantes. Pour le reste, Age of Conan n'invite pas vraiment à se regrouper pour progresser dans le contenu PVE (Player Vs. Environment). Le jeu n'exalte jamais vraiment la satisfaction d'une synchronisation des talents de chacun dans le cadre d'un jeu d'équipe. Il met plutôt l'accent sur les plaisirs contemplatifs des pérégrinations solitaires. Sa principale préoccupation semble être celle des décors : de leur mise en place en terme de level design, de leur impact sur le gameplay et de leur rôle primordial dans l'expérience esthétique du joueur. Bien que cet aspect du jeu soit absolument remarquable et sans précédent, le côté multi-joueurs en pâtit énormément.

Passé le niveau 45, le versant MMORPG fragilise le jeu de façon définitive. Jusqu'au niveau 35-40, Age of Conan conservait une densité de quêtes et une variété de zones explorables conformes aux exigences de la progression en niveau, et suffisante pour relancer régulièrement l'intérêt et l'excitation de la découverte. Il s'assèche dramatiquement, entre les niveaux 40 et 45, autour d'un petit noyau de quêtes complètement insuffisant pour progresser dans le flux d'une exploration continuée du monde. Cette raréfaction des quêtes et des nouvelles zones est sans aucun doute due au temps qui a manqué aux développeurs pour remplir leur jeu dans les niveaux plus élevés. Mais leur erreur, alors, est de n'avoir pas su assurrer l'exigence de continuité dans le temps qui accompagne nécessairement le genre du MMO. Un constat revient ainsi régulièrement : les principaux choix de game design à l'œuvre derrière Age of Conan ressemblent à ceux d'un jeu solo, qui délivrerait l'essence de son intérêt dans l'exploration solitaire. Le souci principal du jeu, n'est pas de proposer un gameplay qui permettrait la compétition et l'exaltation du jeu en équipe, et qui serait servi et soutenu par un univers qui n'en serait que l'écrin. C'est cet ordre là qui correspond aux jeux à vocation multi-joueurs avant tout (les MMOG « purs »), cet ordre là qui préside dans un jeu comme World of Warcraft (cf. l'approche « gameplay first » du développeur Blizzard).

A l'inverse, l'ordre premier d'Age of Conan ne place pas le gameplay comme une fin, et le principe de leveling par les quêtes n'est pas le moyen de faire s'exprimer la jouabilité dans toute sa richesse. Le gameplay (i.e. l'ensemble des outils mis à la disposition du joueur pour interagir avec l'univers virtuel) est avant tout le moyen d'une exploration, d'une découverte et d'une contemplation qui sont les véritables finalités de ce jeu. A bien des égards, Age of Conan ressemble à un jeu de ballade esthétique, dont les intensités les plus vives font appel au sens esthétique, plutôt qu'au sens du jeu (de la participation par l'habileté et la connaissance du gameplay). Sa durée limitée dans le temps par son manque de contenu passé un certain niveau le condamne à une fin précipitée, et l'invalide en tant que Jeu Massivement Multi-joueurs. C'est une déception pour notre part : Age of Conan n'est donc pas encore ce jeu titanesque qui inventera le mélange nouveau entre téléologie esthétique (narrative, contemplative) et téléologie participative (le plaisir par l'interactivité et l'interaction entre les joueurs). Il reste cette expérience tout à fait inédite de mémoire de joueur : celle d'un voyage à travers des visions fabuleuses et oniriques de paysages fantasmés de l'Europe antique. Par la magie du média jeu-vidéo, il nous est permis non seulement de contempler ces visions vertigineuses et raffinées (comme on contemple un tableau), mais également de les parcourir dans leur profondeur, de les mettre en mouvements, de les animer de notre regard. En agençant sa vision du monde virtuel qui l'entoure, en la cadrant et en en choisissant les éléments constitutifs dans le décor, le joueur participe ainsi de son émotion esthétique, et vient achever les « occasions de visions » proposée par le jeu, par son level design et par ses effets de lumière. C'est précisément pour ce genre de (nombreux) moments où le joueur et le jeu se tiennent la main pour donner vie et beauté à des images d'un monde virtuel qu'Age of Conan semble avoir été créé. Dans l'histoire du média, l'existence d'une nouvelle forme esthétique sui generi aura rarement été aussi manifeste et incontestable. Ce qui, tout compte fait, est déjà absolument remarquable.
ifrael
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le 26 sept. 2010

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