C'est mon premier Ceylan.


Winter Sleep est aujourd'hui considéré comme un chef-d'œuvre, comme l'indique cette belle affiche. Pourtant, plusieurs éléments paraissaient relativement gênants à ce palmarès : sa durée (3h16), sa provenance (Turquie), son sujet incertain, et surtout la grande place qu'il accorde aux dialogues, ou plutôt aux joutes verbales. Il est évident que c'est un film assez exigent : les émotions ne sont pas données, c'est aux spectateurs d'aller à leur rencontre, elles proviennent des réflexions qu'il pourra en tirer.


Il faut ainsi parler de ce qui fait de Winter Sleep un grand film : sa finesse d'écriture. Lors de ces fameuses joutes verbales, l'intensité grimpe doucement mais inéluctablement, à l'image d'un zoom qui s'étale sur plusieurs minutes pour capturer l'enivrement progressif d'un personnage charmé par la flatterie de son orgueil (passage où Aydin lit la lettre demandant des dons pour une école délabrée). Ceylan prends toujours la peine d'installer un cadre calme et stable au début pour mieux contempler le désordre final. Et, le brio de ces séquences viennent de leur sobriété : champ / contre-champ, lieu banal et aucun geste brusque. Tout se fait sur l'escalade des répliques, et, comme souvent au théâtre, les personnages sont incapables de faire concession, chaque attaque, aussi frivole soit elle, est une raison pour en asséner une pire. Ainsi, l'échange entre Necla et Aydin dégénèrent de fil en aiguille dès qu'elle décide, assez honnêtement au début, de lui dire sa pensée sur son petit journal. Dans ces confrontions, les personnages ne sont jamais complétement blancs, ils ont tous une anomalie qu'ils cachent en dénichant celle de l'autre, voir qu'ils se cachent à eux-mêmes... Les personnages ont effectivement cet œil acéré en commun, comme un travail d'orfèvre, ils sont capables d'aller déceler, sous un tas d'apparence, le point de tension ; de ce point de vu, ils mettent l'autre à nu. Aydin poussera sa femme dans ses derniers retranchements en lui présentant une vérité qu'elle refusait d'admettre ; Necla sera assez habile pour saccager l'orgueil d'Aydin (séquence incroyable où les dialogues atteignent des sommets, rappelant ceux dans Soudain l'été dernier), mais lui-aussi l'obligera à se voir en face en retour. Mais le plus fascinant est l'incroyable rhétorique mis en place par les personnages pour se sortir de situation périlleuse, plus grand chose n'est respectée : les citations Shakespeariennes, les proverbes, les pirouettes et surtout les raisonnements enfonçant "des portes ouvertes" prolifèrent dans le seul but de continuer sans remord son "mal". Aydin n'hésite pas à faire des comparaisons à 39-45 (point godwin atteint) pour se déresponsabiliser, et pour démentir les demandes de charité des deux femmes en les ridiculisant presque.

Le motif du miroir prend ainsi tout son sens, la caméra à plusieurs reprises accroche un personnage à son reflet pour le contraindre à se regarder et à nous le dévoiler lors d'une dispute. D'ailleurs le cailloux jeté sur la vitre en début de film traduit la brutale et forcée prise de conscience d'Aydin, qui est alors confronté à voir la violence qu'il engendre, presque innocemment, en refusant malignement de s'intéresser à ses locations : c'est plus simple pour la conscience lorsque qu'on ignore. Symboliquement, le cailloux est celui qui brise la belle petite image qu'on se crée pour justifier nos actes et nos pensées. Cela se confirme car les locateurs ne quittent plus le récit, ils viennent même jusqu'à l'hôtel pour négocier plusieurs fois.

Le film présente-t-il alors ses personnages que comme des êtres détestables ?

Si Winter Sleep est aussi considéré c'est bien qu'il dépasse ce stade. Le film, pendant ses 3h, a le temps de distiller en montrant un peu d'empathie pour ces personnages, qui malgré tout sont très faillibles lorsqu'ils quittent leur posture publique. C'est en effet lors de pause entre deux guerres de rhétorique que les personnages touchent par leurs non-dits, par leurs actions futiles et leurs désirs rudimentaires. Le silence d'Aydin au départ du jeune motard révèle bien le sentiment de solitude du protagoniste, de même lorsqu'Ismail brûle l'argent, il cherche à redorer son image de père auprès de son fils (magnifique séquence où les regards parlent à la place des personnages). Ou alors l'admiration qu'on a pour Inam essayant constamment de s'arranger pour sa famille, mais avec, certes, sa langue de vipère. Chaque personnage a droit à sa double face, personne ne porte tous les fardeaux et personne n'est le bon dieu charitable : seul l'ordre de présentation peut un peu varier : parfois on expose un bon côté mais qui sera largement nuancé par la suite (Nihal) et tantôt l'inverse (le professeur)

C'est dans cette ambivalence profondément humaine que réside le grand coup de maître du film, puisque même nous, avec l'aide du point omniscient, sommes incapables de trancher entre deux camps, d'émettre, comme on dit, un choix juste.


Mr_Mojo_Risin
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le 24 juin 2023

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