Mince est la frontière entre la réalité sociale et la rêverie psychédélique.


Quel film, mieux que Zabriskie Point, aborde de manière aussi subtile, libre et intelligente la libération des moeurs et la contestation étudiante de la fin des années 60 ? Cherchez bien, vous n'en trouverez sûrement pas. Antonioni nous faisait entrevoir un meurtre par le biais de photographies dans un parc londonien dans Blow-up, il nous montre maintenant violemment un problème bien plus important et de taille : la société de consommation.


Los Angeles, fin des années 60, un air de rébellion flotte un peu partout dans les milieux universitaires. La révolution s'organise comme elle peut, les grèves se multiplient, les étudiants débattent. En effet, les premiers instants du film sont tournés un peu à la manière d'un documentaire : les plans sont centrés sur une assemblée générale de jeunes attentifs, à l'écoute, comme s'ils ne savaient pas que la caméra était là. On cite des révolutionnaires, des oeuvres de révolutionnaires, on propose, on s'indigne. Le contexte social est simple : on opprime les étudiants, on opprime les noirs (la ségrégation bat encore son plein), on nous force à consommer. Au milieu de ce chaos social et idéologique, Mark, un jeune étudiant et militant radical, va se faire rattraper par une Amérique inquiétante.


"Je suis prêt à mourir pour la révolution, mais je ne suis pas prêt à mourir d'ennui."


Mark (Mark Frechette) devient insolent, impulsif et impatient face à une trop forte intellectualisation de la révolution, il a donc la bonne idée d'acheter un revolver avec un ami à lui. C'est non sans rappeler La Haine : il se prépare à riposter radicalement, à attaquer pour mieux se défendre, en finir avec les mots et les idées pour enfin passer à l'acte et descendre un policier quand l'occasion se présentera. Et l'occasion se présente : après un petit détour par la case garde-à-vue, il sort et se retrouve en plein dans une fusillade. Un étudiant noir se fait abattre par un policier, il sort son revolver, et, c'est quand il est sur le point de venger son camarde que le policier en question se fait descendre par quelqu'un d'autre. Peur d'être pris pour le coupable, il fuit, loin, très loin, vers la vallée de la Mort. D'abord en autocar, puis en avion qu'il vole allègrement.


Le rêve commence. Et c'est dans ce rêve que Mark va croiser la route de Daria (Daria Halprin). Elle est belle, elle aussi est étudiante, mais beaucoup plus calme, plus réfléchie, plus utopiste et plus idéaliste que son homologue masculin. On apprend qu'elle est aussi secrétaire dans une agence publicitaire. Agence qui d'ailleurs, réalise un projet touristique, lequel aura le droit à un affiche publicitaire ridicule sur laquelle tout n'est que plastique, même les êtres humains ne sont représentés qu'en vulgaires mannequins. Jolie métaphore donc, de cette société qui tend à tout marchandiser, à rendre un rien consommable et qui transforme les gens en pantins.


C'est pendant cette virée onirique et révolutionnaire sans le vouloir, que la rencontre de ces deux jeunes gens va provoquer une série d'explosions.


Tout d'abord une explosion amoureuse : ils se rencontrent, se racontent leurs vies, leurs chemins, s'éprennent l'un pour l'autre, et finissent par s'aimer de manière éphémère et révolutionnaire.
Une explosion sexuelle s'en suit : ils font l'amour au beau milieu du désert, et cet ébat va donner naissance à une orgie des plus poétiques. Un véritable tableau merveilleusement rempli d'amour, d'espoir et de liberté dans lequel des dizaines et des dizaines de personnes vont mélanger leur corps pour ne faire plus qu'un. Unité tant recherchée à cette époque.
Puis, l'explosion finale, l'explosion suprême, la dernière de toutes les explosions, la plus belle et la plus époustouflante explosion que le cinéma connaisse : l'explosion de la luxueuse maison du patron de Daria (mais, je reviendrai sur cette explosion un peu plus bas dans la critique car beaucoup trop de choses à dire).


Vous l'aurez bien compris, pour Antonioni, le seul moyen de parvenir à quelque chose, c'est de tout faire exploser. Fini les paroles, fini les mots, fini les belles phrases, fini les idées, fini les débats. Réglons le chaos par le biais d'un chaos plus fort.


Car dans Zabriskie Point, le tableau dressé de la société par le réalisateur italien est on ne peut plus pessimiste et agressif, et ça se voit esthétiquement.


Les plans au début du long métrage sont vifs, rapides, et remplis à certains moments d'immenses panneaux publicitaires qui obstruent la vue, engloutissent le personnage de Mark et qui nous engloutissent par la même occasion. Ce n'est qu'une fois dans le désert, loin de la ville, avec Mark et Daria, que nous pouvons voir l'horizon, que le champ des possibles est ouvert. Mais tout cela n'est qu'un rêve. Tout, même l'explosion finale.


Oui, un rêve. Mark, souhaitant rendre l'avion volé (avion que Daria et lui ont repeint aux couleurs de la paix et du psychédélisme, comme si tous les moyens étaient bons pour revendiquer et montrer qu'il y a autre chose) se fait violemment abattre par les forces de l'ordre sur la piste d'atterrissage. Daria apprend la nouvelle par la radio, et rentre tristement jusqu'à la maison de son patron. Arrive le doute, la tristesse, la réalité qui rattrape d'un coup le rêve, puis, la colère. Et c'est pendant un peu moins de 10 minutes, qu'au ralenti, la maison explose, implose, se dissout en plein de petits morceaux; les frigos se désagrègent, les vêtement se déchiquètent, les meubles partent en éclats. Et mon dieu que les mots ne peuvent pas décrire cette scène finale magistralement mise en musique par les Pink Floyd eux-mêmes. Et c'est à la fin de cette mise à mort du capitalisme, que Daria se réveille, sortant de sa colère chimérique, et qu'elle s'en va seule, vers un soleil qui se couche.


Un immense bras d'honneur donc, de la part d'Antonioni à la société de consommation américaine, surtout quand on sait que le film aurait dû se terminer par un plan sur lequel apparait un avion tractant une banderole avec écrit dessus "Fuck You America". Comme vous vous en doutez, ça n'a pas trop plus à certains producteurs Hollywoodiens, le plan a donc été retiré.


Zabriskie Point c'est la révolution impossible, c'est celle qui au final se produit dans les esprits et non pas dans les rues.

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le 6 mars 2018

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Jules Vidal

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