Life is Strange
7.6
Life is Strange

Jeu de Don't Nod Entertainment et Square Enix (2015PlayStation 3)

Critique publiée sur ArtZone Chronicles.


Peut-être, depuis quelques années, est-on en train de voir émerger un nouveau média. Parti du jeu vidéo avec le désir de le mêler au cinéma ou à la série et à ses codes, de faire vivre une narration guidée par les joueurs, on sent qu'il est encore naissant, malgré des essais dans ce sens depuis des années maintenant. Certains rejettent en bloc ce type de projets, qui oublient parfois le plaisir ludique au passage. De mon côté, pourquoi pas ? Mais dans cette décision, il faut alors soit avoir une écriture aussi solide que celle des meilleurs séries (et ne pas se comparer aux scénarios jeu vidéo), soit trouver un équilibre fragile entre gameplay et histoire. La dernière possibilité, la plus ambitieuse, est de créer un vrai nouveau support de narration avec ses propres codes, sa propre identité. Ne pas être qu'un film interactif, une série incluant le joueur, donc. Si l'on n'en est qu'aux balbutiements de cette envie, la promesse est en tout cas très forte. Quantic Dream et encore plus Telltale, pour en citer deux, vont dans cette direction depuis quelques années. Après Remember Me, lui aussi ambitieux à sa manière et qui a su attirer l'oeil sur le studio DONTNOD, les parisiens s'essaient aussi à l'exercice dans un univers original et non en se reposant sur une licence (Walking Dead, Game of Thrones...).


Cet univers est très référencé, et ce dès la début du jeu. Trop pour forger sa propre identité, on se retrouve face à un patchwork d'influences plus ou moins bien digérées et trop visibles pour n'être qu'hommages. En vrac, on commence par des appels du pied à tout ce qui touche à l'indie. Cinéma US typé Sundance, indie folk à la Bon Iver/Fleet Foxes, mais aussi scène lo-fi (Elliott Smith), avec ce sentiment de la mélancolie automnale, nostalgie d'une errance et d'une morne mais belle banalité. Ci et là, du Lynch bien visible, par des personnes ne sachant pas en trouver les clés. Et puis un peu de Take Shelter, entre paranoïa, fantastique et fable écologique. Et finalement, on finit par le gros mélodrame tire-larmes à coup de cliffhangers, spoilers, twists et scènes surécrites. Où allez-vous, messieurs ? Pourquoi a-t-il fallu quatre voire cinq épisodes pour vous trouver ? L*'indie folk* peut avoir ce défaut d'aller vers la seringue lacrymale et les effets appuyés, Life Is Strange tombe dans le panneau à fond la caisse.


C'est l'énorme problème du jeu : l'écriture. Peinant à se créer sa patte et son esthétique, tout y passe : scénario un peu lourd avec effets de manche issus du pire de Game of Thrones ; personnages caricaturaux et creux ; dialogues ou monologues imbuvables ; plans parfois beaux mais terriblement clichés ; thèmes abordés avec souvent trop de superficialité faute de temps et/ou de talent pour les traiter convenablement. J'ai lu des éloges sur la qualité d'écriture de Life Is Strange. Certes, on peut louer la création d'un univers qui semble documenté et travaillé, les détails sur lesquels on aime s'attarder, la présence de thèmes adultes. Ce qui gêne, c'est qu'on dirait que la référence pour ce critère est le jeu vidéo. D'une part, nombreux sont les jeux qui sont arrivés à créer une narration forte et cohérente, bien plus que celle de Max et d'Arcadia Bay.. D'autre part, il est étonnant qu'on se rattache à ce qui est souvent le point faible du média (et ce n'est pas grave car la narration ne se fait pas que via le scénario, mais aussi par le gameplay), alors qu'on lorgne vers la série. Pour une série, l'écriture est navrante, les sujets "adultes" absolument pas originaux ni profondément abordés, et si c'était en effet un produit AMC ou HBO, je doute qu'on l'encense de ce point de vue. Life Is Strange a presque jusqu'au bout le cul entre deux chaises, sans jamais parvenir à bien s'asseoir sur aucune et finissant parfois les fesses par terre. Ce qui, encore une fois, est assez normal, si on voit le jeu comme une volonté de création d'une nouvelle chaises entre ces deux-là.


Le petit souci, c'est que l'assise jeu vidéo est bien de mettre cette narration entre les mains du joueur. Le mécanisme principal, celui de retour dans le temps, se découvre très vite et s'installe comme un gameplay routinier, dont le joueur comme Max deviennent dépendants. S'il est parfois bien utilisé à des fins ludiques, il ne sert souvent qu'à revenir sur un dialogue, même s'il ouvre parfois d'autres portes se révélant souvent des impasses ou des mirages frustrants. Dans Life Is Strange, nous sommes supposés faire des choix et en assumer les conséquences. De nos discussions, de nos actions découle un arbre des possibles qu'on imagine bien affiché dans les bureaux des développeurs. Grosse promesse, celle de faire du joueur l'assistant réalisateur, lui laisser quelques pages du scénario. Mais si vous m'avez bien lu, c'est un cadeau empoisonné, vu la faiblesse de celui-ci. Pourquoi pas, après tout, repousser la responsabilité de l'incohérence sur le joueur ? Bien naïf sera celui qui osera croire qu'il a une importance cruciale sur le déroulé de l'intrigue. Lorsqu'il en a la possibilité, cette liberté lui est ôtée. Simulacre comparable à la pseudo-liberté de mondes ouverts comme GTA V. Parallèlement à ce qu'on pourrait voir comme une critique de ma part, je ne suis pas loin de penser que c'est l'idée la plus subtile du jeu. Nos choix ont bien des conséquences, mais dans des détails. Cet effet papillon est là aussi bien grossier, on a l'impression d'un clin d’œil appuyé "rappelle-toi, tu as fait ce choix à ce moment, c'est pour ça qu'on en est là", nous prenant un peu pour des cons.


Deux choses par rapport à cet effet "interactif". Un, et on revient sur la faiblesse d'écriture, ces choix "dans le détail" caractérisent Maxine comme banale, allant de pair à l'orientation lo-fi décrite plus haut, son look, son utilisation des réseaux sociaux, du portable... Paradoxalement, elle est aussi présentée comme extraordinaire, de par son pouvoir, mais aussi ses dialogues pompeux et sa posture. Schizophrénie dont on ne se défait jamais et qui révèle un personnage terriblement creux, mais ne laissant pas non plus la place au joueur pour s'y infiltrer. Aller dans le stéréotype peut être un choix esthétique, le transformant en archétype et le définissant comme tel. Dès lors, tout est permis, mais il faut que ce soit assumé. Deux, on veut nous mettre face à des choix moraux. J'ai déjà évoqué les passages où ces décisions sont inutiles et nous sont confisquées. jamais nous ne sommes confrontées à de vrais dilemmes qui vont nous révéler des facettes de nos personnalités et nous interroger. Je ne peux que vous inviter à essayer le jeu Dogs in the Vineyard (de Vincent Baker), qui lui saura vous faire réfléchir sur vous-même et vos limites. Mais si choix moraux il devait y avoir, le mécanisme de retour temporel gomme toute implication réelle avec la possibilité de rembobiner sans assumer ses actes jusqu'au bout : "j'essaie pour voir, puis je ferai comme l'impose une morale commune".


Je parais bien sévère. Pourtant, je salue avec plaisir l'initiative encore bâtarde mais dont je pense qu'elle n'aboutira que dans plusieurs années si cet axe reste en vie chez les game designers. Life Is Strange reste une expérience que je conseille, mais surtout dans ce qu'il incarne et propose comme pistes de réflexion. Les moments de plaisir ou d'émotion sont rares, mais de cette frustration naissent d'autres pensées. La mise en abyme du joueur en est un, clair et évident. En dépit des petits bémols qu'introduit le mécanisme et la difficulté à incarner Max, cette volonté est là. Le joueur est Max, Max est le joueur. Le retour temporel est un chargement de sauvegarde, la possibilité de revenir en arrière dont on est effectivement devenu dépendant. Ici, ce chargement s'effectue dans le jeu lui-même, en utilisant notre expérience pour optimiser la suivante. Les réflexions personnelles de notre héroïne peuvent faire écho à celles qui traversent la tête de celui qui a la manette en main : recharger sans cesse pour un "run parfait" est-il souhaitable ? Pour Max, on voit que revenir dans le temps a des conséquences physiques pas forcément appréciables.


L'autre bonne trouvaille, c'est le mariage du mécanisme et du personnage, photographe qui fige l'instant quand elle module le temps. La tornade, elle est interne à cette jeune fille de 18 ans. En passe d'arriver dans le monde adulte, elle est à la lisière d'une période où ses décisions n'auront plus le même poids sur sa vie. Une dernière fois, elle peut hésiter, revenir sur ses pas, expérimenter de nouvelles choses, choisir une identité ou une autre, refaire le monde pour l'adapter à ses envies. De ce côté-là, la cohérence est parfaite et donne un autre regard sur cette étudiante, son écriture et même l'ensemble du scénario.


Et puis même sans aller aussi loin et chercher le fameux meta, malgré mes critiques, on est face à de beaux moments. Nos promenades, nos errances non forcées , notre curiosité sont la preuve qu'on prend du plaisir à évoluer à Arcadia Bay et à l'explorer de fond en comble. La bande-son composée par Syd Matters (mais avec d'autres artistes recommandables) est très réussie, même si peut-être un peu mensongère. Les deux derniers épisodes parviennent par ailleurs à un certain équilibre, à assumer une orientation, ce qui renforce la cohésion du jeu et le plaisir qu'on y prend. On a l'impression que, l'esprit libéré des choix de direction artistique, DONTNOD a pu retrouver ce qui s'était parfois perdu, nous égarant au passage : un gameplay et de l'action de notre part.


Après Chrysalis, j'ai eu l'envie à la fois de continuer l'aventure et de recommencer immédiatement pour voir la portée de mes premières décisions. Après Polarized, je sais que je ne referais sans doute pas cette première saison de Life Is Strange, car j'ai le sentiment que mon parcours ne sera que peu différent et que mes émotions resteront les mêmes. J'ai pu paraître dur sur l'écriture, mais c'est bien parce que j'ai la conviction forte que l'on peut aller plus loin et que les joueurs espèrent plus, ne se contentant pas d'une mauvaise série en se justifiant par le lien au jeu vidéo. Je sors avec deux attentes : une deuxième saison dans la lignée de Polarized, cohérente de A à Z ; un média nouveau avec sa propre identité qui ne se baladerait plus entre jeu vidéo et cinéma/série mais aurait créé ses propres codes. Au boulot !


(*) : https://www.youtube.com/watch?v=-NSz-9qqgKE


Episode 1 : Chrysalis


Episode 2 : Out of Time


Episode 3 : Chaos Theory


Episode 4 : Dark Room


Episode 5 : Polarized

Créée

le 21 déc. 2015

Critique lue 582 fois

2 j'aime

Flavien M

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2

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