Je pense qu'il existe une Histoire du jeu vidéo. Et par là, j'entends une Histoire qui va au-delà de l'évolution technique du média, j'entends une Histoire esthétique du jeu vidéo, c'est-à-dire une progression de ses formes et de ses enjeux, qui définit sa spécificité par rapport aux autres formes d’art. Un jeu, ce n'est pas anodin, c'est, comme toute œuvre et peu importe sa provenance, une certaine forme d'expression.
En 1998, Koji Igarashi, au travers de Castlevania: Symphony of the Night, m'a exprimé l'évolution du jeu d'aventure vers une forme structurellement plus complexe, plus alambiquée, que ce soit dans son level design ou dans ses mécaniques de progression tirées du RPG. De plus, il m'a démontré un goût certain pour les décors gothiques et baroques, ainsi qu'un savoir-faire dans l'idée d'établir une ambiance hypnotique, appelant à l'exploration plutôt qu'à la progression aveugle. A mes yeux, Symphony of the Night a eu sa place dans l'Histoire du jeu vidéo, s’installant dans la droite lignée de ses propres ancêtres, ainsi que de la saga Metroïd. Ce jeu a été capable de déployer un discours sur la perte dans l’espace, via ses couloirs labyrinthiques, mais aussi la perte de soi, tant le château semble être une terrifiante création d’un esprit dérangé, dont l’exploration revient à s’aventurer dans les méandres d’un cerveau fragile. Il développait aussi une idée plus claire sur le lien entre le cinéma d’horreur classique hollywoodien, dont le château de Dracula semble être un musée, et les jeux vidéo. En 1998, c’était une bien belle proposition.
Puis Igarashi continua, encore et encore, de décliner ce qui était devenu sa 'formule' Castlevania, cherchant désespérément à trouver ce petit twist censé donner l'impression que non, il ne s'agissait pas d'une redite de son jeu de 1998, sans succès.
En 2019, soit 21 ans plus tard, et ce alors même qu'il a depuis quitté les locaux de Konami, Igarashi a tout de même décidé d'encore réitéré le développement du même jeu, soumettant cette fois-ci le pouvoir de le financer à ceux même à qui il avait le plus de chance de le vendre...
C'est ainsi que paraît Bloodstained: Ritual of the Night, sur nos machines pourtant modernes.
Dans celui-ci, le joueur se place aux commandes d’une sorcière ayant le pouvoir de cristalliser les capacités des démons ennemis afin de les utiliser elle-même. Elle va devoir affronter l’un de ses semblables ayant perdu la tête (ou bien aurait-il, je ne sais pas… Succombé à une force démoniaque le possédant ? Non, bien sûr, cela serait bien trop convenu…). Pour ce faire, le joueur va, comme dans Symphony of the Night, traverser un immense château aux allures de labyrinthe afin de trouver le maléfice qui le hante et le vaincre. Si tout cela donne une forte sensation de déjà-vu au lecteur, ce n’est pas fortuit, et ce n’est que le début !
Non content de proposer exactement la même expérience qu'en 1998, Ritual of the Night se permet même d'arborer les mêmes défauts de conception, incroyablement datés, et d'accumuler de nouvelles tares, à l'instar de certains lieux beaucoup moins inspirés, voir hors-sujets, tels que des jardins japonais apparaissant au gré d'un couloir de château gothique !
Mais en réalité, ce ne sont pas ses nouveaux défauts qui m'irritent le plus, mais plutôt ceux hérités de Symphony of the Night. Car, si Bloodstained ne s'arrête pas là et lui soutire aussi un bon nombre de qualités ludiques, il me faut bien l'admettre, je n'en vois pas l'intérêt.
A quoi bon jouer à ce dernier alors que son ancêtre proposait déjà tout ce qui en fait le sel ? A quoi bon y jouer alors même que, justement, l'Histoire du jeu vidéo est passée par là, faisant ainsi irrémédiablement évoluer le média, dont les jeux dits du genre du 'Metroïdvania' ?
Comment ignorer que, durant ces 21 ans qui séparent la sortie de Symphony de celle de Ritual, sont parus des jeux tels que Metroïd Prime, Cave Story, et enfin et surtout, Hollow Knight ?
A mon sens, par arrogance.
Je me montre amer, comme peu souvent je le suis, mais parmi toutes les pratiques immondes qui gouvernent l’industrie du jeu video, profiter d’un public nostalgique de son oeuvre est une manipulation mercantile malhonnête, rétrograde, vide et méprisante.
Malhonnête parce que, soyons, nous autres joueurs, lucides en affirmant ceci : le travail a déjà été abattu il y a plus de vingt ans, et bien mieux que ça.
Rétrograde parce que le travail qu’Igarashi a effectué depuis vingt ans s’est depuis vu réinterprété, réinterrogé et remodelé par d’autres auteurs, ce qu’il a préféré ignorer, peut-être pour se convaincre que sa formule était indétrônable.
Vide car Bloodstained n’a rien d’autre à proposer que de tourner vainement autour de son propre ancêtre.
Et enfin, méprisant, car il s’agit là de la somme de toutes ses autres tares. Méprisante car Igarashi n’a pas jugé bon de revoir sa copie, parce qu’après tout, celle-ci était déjà parfaite il y a 21 ans, que tous ceux qui ont travaillé à l’aide de ses outils n’ont rien eu à proposer de cohérent et d’enrichissant - n’est-ce-pas, Hollow Knight ? - parce que de toute façon, c’est bien ça qu’ils veulent ces foutus joueurs, non ?
Méprisant, car trop orgueilleux pour bien vouloir avouer qu’en 21 ans, le jeu vidéo est passé au travers d’une progression esthétique phénoménale. Et enfin, méprisant, car incapable de reconnaître qu’il n’est pas qu’un simple produit, tel un bon vieux cookie au chocolat de supermarché, que notre mère nous achetait déjà il y a 20 ans, et qu’on ne voudrait jamais cesser de manger.
Monsieur Igarashi, le jeu vidéo a changé. Pourquoi l’avoir laissé changer sans vous ?

RestlessDreams
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le 19 juil. 2020

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