Comment rentrer dans l'œuvre d'un autre écrivain (si possible un grand, sinon à quoi bon ?) pour lui rendre hommage ?
Il y a la façon dixneuviémiste et progressiste à la Viollet-le-Duc : on rénove, on modernise, on nettoie de ses anachronismes une œuvre phare du passé pour l'adapter au goût du jour, à ses problématiques – et c'est Antigone de Jean Anouilh ; et c'est Electre de Jean Giraudoux ; et c'est Phèdre de Racine. Le fond (la story du mythe – toile de fond) est intégralement conservé, et on y plaque une forme classique et contemporaine du moment de la réécriture. On a appris tout cela à l'école. On s'y est beaucoup ennuyé...
Il y a la façon Bernard l'hermite (petit crustacé qui se loge d'ordinaire dans une coquille abandonnée, dit le dictionnaire) : Borges se déclarant auteur du Quichotte ; Guillaume Basquin prenant la forme apparente du Paradis de Sollers dans son (L)ivre de papier : écriture déponctuée et percurrente qui joue avec la notion de révolution infinie et d'éternel retour nietzschéen ; Pasolini explosant le vieux mythe d'Œdipe dans Œdipe Roi pour le faire se terminer dans les rues contemporaines du Bologne de la fin des années 60 : éternel retour de l'aveugle Tiresias jouant du pipeau sur les marches de sa Cathédrale, condamné à l'errance... éternel ermite...
Et puis il y a la façon, absolument nouvelle, formaliste, de Christophe Esnault avec 4.48 Psychose de Sarah Kane : foudroyé par la lecture de cette pièce de théâtre (mais est-ce encore du théâtre ? – dans le sens d'un théâtre de la cruauté, oui – mais en vérité, c'est essentiellement un poème), il décide d'en porter la marque dans la structure même de son texte Isabelle, à m'en disloquer : écriture à n+1 (j'y reviendrai), écriture fragmentaire, en flashs, déponctuée, le plus souvent, elle aussi, mais conservant l'apparence du poème : alinéas nombreux et quasi systématiques, etc.
En matière de fond, Esnault n'a retenu qu'un seul quatrain de Sarah Kane, donné d'ailleurs dès l'exergue :
Coupez-moi la langue
arrachez-moi les cheveux
extirpez-moi les reins
mais laissez-moi mon amour

De cette hypothèse de base (le livre d'Esnault est un grand cri d'amour, un nouveau code amoureux : mais rivez-moi aux clous de l'amour !), le poète (Esnault) va faire avant tout un jeu graphique avec la page, comme un peintre comme Picasso jouant et rendant hommage aux Ménines ou aux Femmes d'Alger. Allant jusqu'à inscrire un seul vers de Sarah Kane pleine page :
IV/
MAIS
LAISSEZ
-MOI
MON
AMOUR

Car voilà : le travail d'Esnault s'apparente à un travail de peintre – et telle doit bien être la poésie : faire rendre gorge au réel, trouer l'espace de la toile/de la page (c'est la même chose).
La page. La calligraphie. Quoi d'autre ?
Dire qu'on avait jamais vu un tel travail formel avec la page blanche (en tout cas, pas depuis longtemps) : les éditions Les doigts dans la prose ont réalisé le rêve typographique d'un poète que même un Stéphane Mallarmé n'a pas connu de son vivant pour son Coup de dés : chaque page est différente, composée d'une façon typographique absolument nouvelle et délirante – que je ne peux absolument pas rendre ici – il me faudrait scanner et reproduire chaque page, avec ces façons nouvelles de décrochages des lettres, ces basculements, ces renversements, ces pulsation rythmiques du corps des lettres (le troisième exergue dit : « Les dieux sont jaloux de nos corps » – ici, outre les corps incarnés – ô combien ! (« Ithyphalle ardente convoitise plonger en toi me confondre à ton enveloppe exquise désir de m'inviter en ton habitacle sauvage » , ou bien : « L'amour le seul qui vaille ne pourrait aucunement / se dénouer de la présence incandescente / miroir à nos âmes / fer à nos flancs / lumignon bienveillant ») – des deux amants, ce sont les lettres qui acquièrent un corps, parfois 10, parfois 30, 40 ! gras ! (« comme une salade de saison », conclut l'éditeur en avant-dernière page) Poésie futuriste pour aujourd'hui : zaoum ! Soit : la lettre travaillée comme une image : http://classes.bnf.fr/ecritures/grand/p114.htm)
Je ne vais d'ailleurs pas le faire : achetez le livre ! Dépensez 11 euros ! C'est si peu pour un morceau d'infini...
Isabelle à... est une performance poétique, dit la première page. Oui, c'est le bon mot.
Quant au fond du texte de Sarah Kane (un vomi verbal de toute beauté qui s'est tout de même terminé par un suicide de l'auteure), Esnault s'en dégage par l'écriture comme thérapie (dans le court-métrage qui lui est consacré, Portrait impudique d'un drogué amoureux, par Brice Vincent voir la vidéo, il dit être un « drogué » : il vit sous neuroleptiques suite à une instabilité psychique) :
« À la question Que deviens-tu ? pouvoir répondre


J'AIME »
Écrire ? Pas le choix, dit-il.
Isabelle à... rythme la nuit des angoisses de Christophe Esnault. Dire les déplacements sémantiques du texte de Sarah Kane : 4.48 devient même « 4.49 » (n+1 donc) avec un petit cœur en exposant que je ne peux rendre ici, soit « 4. + 4 + 9 = 1+7= 8 renversé = l'infini comme huit renversé que je ne peux pas non plus rendre ici. « L'art est la négation d'une négation », disait Hegel. Nier la psychose : victoire sur le Temps. Esnault, tel l'enfant qu'Héraclite a vu dans l'aïon, joue le jeu du monde/des lettres. Le jeu est sans pourquoi. Passion d'aimer/passion d'écrire. Ai-je (déjà) dit qu'il y a 4 chapitres, autant que les quatre vers de Sarah Kane choisis au départ, et autant de calligrammes que de pages ? Non ? C'est fait. Amour de la chair qui dit « Oui » : « de mon sexe érigé / emballé condom / elle à deux doigts de tomber / dans les pommes / ça devrait me combler / l'instant charnel éternel ». (Il faut ici imaginer la dégringolade verticale – chute des lettres/des corps – du texte – comme des dazibaos !) Depuis, Christophe Esnault dit que l'idée de suicide s'est éloignée de lui... Il est guéri ! comme Manet... Voyez ses titres après Isabelle à... : Amor Omnia (2014), Nos suicides manqués (2015)... Souhaitons-lui encore de nombreux livres publiés. C'est à vous, lecteurs, éditeurs, Maintenant !

WalterPascin
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le 21 févr. 2016

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WalterPascin

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