Il n'est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre.

Exercice difficile que de vouloir s'identifier à Mouammar Khadafi au dernier jour de sa vie.


Qui d'autre que Yasmina Khadra , ancien officier de l'armée algérienne, très critique à l'égard du régime de son propre pays ( il faut absolument lire ses "polars" ! ), pouvait oser essayer d'imaginer le désarroi du tyran retranché dans le huis clos d'une école désaffectée du District 2 à Syrte avec ses derniers fidèles : Deux caciques du régime ( le ministre de la défense Abou Bakr Younès Jaber, et Mansour Dhao, chef de la garde populaire ), qui ne lui sont loyaux que parce qu'ils n'ont manifestement guère le choix ( les autres sont morts, se sont rendus, se sont enfuis, ou bien ont changé de camp ), et un nombre indéterminé ( sans doute restreint ) d'anonymes.


A l'heure du doute, c'est à deux de ces jeunes fanatiques, sans doute fictifs ( pas à ses courtisans, dont il connaît trop la veulerie et la complaisance ) qu'il pose la question qui l'obsède : Pourquoi les libyens se révoltent-ils ?
N'en a-t-il pas fait un peuple fier, craint et respecté dans le monde entier, dont il a fédéré les tribus hostiles les unes aux autres, et transformé ces "nomades poussiéreux qu'un roi fainéant prenait pour un paillasson... ( en ) une même chair et une même âme" ?

N'a-t-il pas instauré la Jamahiriya ( littéralement : « État des masses », sorte de démocratie directe ) ?


Pourquoi donc tant d'ingratitude ?
- Meurtre du père", propose craintivement dès le premier chapitre Mostéfa l'ordonnance, qui finit par se suicider parce que son maître a trouvé cette réponse insatisfaisante et l'a renvoyé auprès de sa famille.
- "Le libyen n'a rien compris à votre générosité. Il n'a fait qu'en abuser... il mord la main de celui qui le nourrissait ... " explique le lieutenant colonel Trib, à la fin du chapitre 13, juste avant que l'on décide de tenter une sortie dont tout le monde ( les acteurs comme le lecteur ) connaît l'issue : "Le moment de vérité".
Ce moment où la bête traquée, sachant au fond d'elle-même qu'elle ne s'en sortira pas, réclame cette vérité qu'on lui a si longtemps cachée... "Parce qu'"elle n'était pas bonne à dire", conclut le jeune officier dont il apprécie ( cette fois ) la franchise.


Car tout le monde avait peur du "Frère Guide". Admirateur de Staline, Mao, Nasser... , le "Raïs" ( = le chef ), dont une cour de zélateurs aussi serviles que corruptibles encourage la mégalomanie narcissique et les addictions, a perdu tout sens des réalités : persuadé de sa toute puissance ( notamment sexuelle ) et de son rôle messianique - se comparant à Issa ( Jesus )-, il a imposé un système de terreur et de surveillance constante. La moindre réticence, la moindre contestation, le moindre signe d'indépendance conduisaient en prison, à la torture, à une mort ignominieuse.


"Vous auriez dû traiter le peuple de la même manière que vos dissidents ... " renchérit pourtant le lieutenant colonel Trib, qui se montre ainsi tout à fait digne de succéder au "Souverain".


Il n'est bien entendu pas question de nous rendre sympathique ce gamin pauvre privé de père, enfant incontrôlable qui n'écoute que d'une oreille les reproches de sa mère, et qu'on envoie à l'école pour s'en débarrasser ... Il a certes réussi à se faire reconnaître comme un leader par les puissances mondiales, et ( ce qui l'a sans doute perdu ) finalement comme un de leurs alliés contre l'islamisme conquérant, mais il est aussi devenu l'un des hommes les plus riches au monde, que le pouvoir a éloigné de son peuple.


Cette fiction dépeint la situation avec réalisme ( la plupart des faits sont vrais et vérifiables ) et objectivité ( en faisant s’exprimer Khadafi à la première personne, on s'interdit de le juger ), mais elle est ponctuée de nombreux "flash backs" et de grands passages lyriques, certains empreints d'une grande poésie. Par contre le lecteur européen pourra se trouver dérouté par les aspects "indigènes" du récit, notamment lorsque le dictateur délire, dans de longs monologues où l'exaltation prend le pas sur l'analyse ( comme à la fin du chapitre 11 où il réclame sur lui la foudre du Ciel, pour échapper à la fin méprisable de Moubarak, Ben Ali, Saddam, Ben Laden...) Ou lorsqu'Il nous fait pénétrer au coeur de ses rêves tourmentés ( exacerbés par la toxicomanie ), au cours desquels revient en leitmotiv l'autoportrait de Van Gogh à l'oreille mutilée. Ce tableau, qui n'appartient ni à sa culture, ni à son univers, exerce en effet sur lui "une insondable fascination faite de frayeur et de curiosité : ... Chaque fois que le peintre maudit se manifestait dans mon esprit, l'Histoire apportait une pierre à mon édifice."


Ce n'est qu'à la toute fin de sa vie ( et du roman ) qu'il comprend "pourquoi ce diable de Van Gogh est entré par effraction dans (s)on sommeil et dans (s)a folie". Tandis qu'en contrepoint de cet élément plutôt incongru lui est revenu en mémoire un quatrain d'Omar Khayyâm copié sur le mur de sa cellule ( avant de se pendre ) par Bassem Tanout : un poète, ami de jeunesse ( imaginaire ? ) qui aurait justement eu le malheur de lui dire la vérité au début de son "règne".


Ce quatrain, l'auteur le fournit en exergue de son roman... amputé de la première moitié :


                "Fais en sorte que ton prochain n'ait pas à souffrir de ta sagesse.
Domine-toi toujours. Ne t'abandonne jamais à la colère.
Si tu veux t'acheminer vers la paix définitive,
Souris au Destin qui te frappe, et ne frappe personne.."

L'exercice était difficile. Il est franchement réussi. Je n'ai cependant pas, comme dans les premiers romans, ressenti l'enthousiasme nécessaire pour mettre 10. Contrairement à "l'équation africaine", dont je n'avais pas trouvé le personnage principal tout à fait crédible, celui ci est tout à fait vraisemblable. Peut être le sujet en lui même ne donne-t-il pas envie. Peut être les mécanismes qui conduisent au despotisme ont-ils été déjà suffisamment décrits dans des romans ou au cinéma

Pier-Yvan
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le 28 oct. 2015

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Pier-Yvan

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