"Je heurtais donc ces jeunes Libanais qui ne pouvaient croire à la déchristianisation d'une civilisation, l'occidentale, dont ils attendaient qu'elle les sauve, alors qu'elle creusait une fosse commune bien plus terrible encore que celle des massacres pour lesquels le siècle n'avait pas encore fini de montrer ses aptitudes : celle de l'esprit, dont il est aujourd'hui permis de se demander si la mort, par dissolution dans l'idéal démocratique, n'est pas condition d'une paix universelle." p83


"Aux écrivains, aux hommes qu'ils sont, j'ai toujours préféré les oeuvres. Je regardais Genet non en tant qu'il était écrivain mais comme un homme qui avait vu des pendus et des guillotinés - expérience autrement considérable à mes yeux que les potins que me servait le lecteur et qui m'eussent ravi si Genet n'avait pas été là. Et puis je ne voulais pas être Genet, aimant mieux n'être rien que de ne pas être moi [..]" p96


"Je me croyais mystérieux : je n'étais que prévisible, me dirait un jour Roula en une de ces phrases par lesquelles elle me tenait à distance ou me renvoyait à mon insignifiance" p98


"J'ai encore une fois noté qu'il usait à bon escient du pronom personnel nous, alors que les Français tendaient déjà à lui substituer le pronom indéfini on, plutôt vulgaire, en vertu de cette loi de simplification syntaxique qui est le signe d'une fatigue linguistique autant que d'un déclin spirituel, ou de la veulerie propre aux périodes de décadence." p160


"Il me manquait aussi la haine de l'ennemi : ce que je cherchais à tuer n'était sans doute qu'en moi ; mais j'accomplissais vaillamment ma tâche." p187


"Le visage du guerrier n'est pas plus beau que celui du tueur ou de l'amant en train de jouir : même laideur, pourrait-on dire, vu qu'il s'agit d'exténuer en soi quelque chose d'extraordinairement ancien, et qui rend le fait de tuer aussi proche de la prière que de l'acte sexuel ou de l'écriture." p216


"Quoi qu'il en soit, un peu comme ils l'avaient fait au Québec, pendant deux siècles de souveraineté anglaise, sauvant la langue de sa créolisation anglophone, des religieux maintenaient dans la langue, au Liban, une rigueur à laquelle la France avait renoncé, sous l'influence de mai et juin 1968 et, plus largement, dans l'effondrement du christianisme européen et de toute forme d'autorité et de verticalité." p235


"Quand au feu, nous tirions une grande part de notre courage de son intensité détonante et ininterrompue, avançant d'une barrage à l'autre, défonçant les portes d'un coup de pied, lançant des grenades à l'intérieur, abattant ceux qui fuyaient, progressant méthodiquement entre ces bicoques aux murs préfabriqués à partir de bidons de pétrole ou d'huile d'olive martelés puis élevés sur des pilotis de parpaings au bas desquels, derrière des pare-vent en tôle ondulée, se cachaient des fedayin, ou des femmes et des enfants qui hurlaient ou imploraient une clémence que je leur aurais volontiers accordée, mais que Skandar, Hadi, Elias et les autres leur refusaient, les abattant sans séance tenante sous le prétexte que c'étaient là les vrais ennemis du Liban, ces femmes qui pondaient comme des lapins, et ces enfants bientôt en âge de tuer, disaient-ils. Je ne les regardais pas, je ne les entendais pas, à cause du bruit, du rythme auquel nous avancions, et de ce qu'il faut bien appeler l'innommable, afin de s'en défendre, oui, et je souriais, soudain inaccessible à toute pitié, et les cris, les hurlements, les pleurs me poussaient à tuer davantage, la gorge sèche, les yeux irrités par la poudre, en nage, les dents serrées, prêt à rire quand les têtes explosaient sous les balles avec un bruit de pastèque qui éclate sur du ciment, redoutant d'être tué à chaque pas, quoique certain que ce ne serait pas ce jour-là, protégé par l'excès même du mal autant que par la bonté, la mansuétude, la commisération que je refusais à mes victimes, entré dans l'injustice absolue et la puissance du feu. Semblable à un soldat des guerres que j'avais tant aimé voir au cinéma, je mettais un point d'honneur à rester impassible, même quand Elias, d'un coup de kalachnikov, a tué un nourrisson dans les bras de sa mère, et d'une même rafale cette mère et son autre enfant qui, plus âgé, tentait de le protéger." p240-241


"J'ai beaucoup tiré et j'ai lancé des grenades, à la Quarantaine, et pas seulement sur des fedayin, sur des civils aussi, parce qu'il fallait aller vite et qu'ils étaient menaçants, c'est à dire coupables de vouloir me faire renier ce qu'il me restait d'humanité." p245


"Dès lors, par bien des côtés, ce récit sera celui d'une chute : les enfers, je les avais déjà connus de plusieurs façons, ayant appris que le propre de l'enfer n'est pas l'intensité de la souffrance ou de l'horreur mais son infini, de quoi une dépression nerveuse donnerait une image assez juste, laquelle évoque aussi bien la maladie que la déréliction, soit le fait d'être abandonné de Dieu." p359


"[..] la vie commençant à me donner le sentiment de se répéter, signe que je mûrissais." p361


"J'ai toujours eu du mal à me trouver en face de quelqu'un, dans une conversation, par exemple : je ne sais que faire des mes yeux, a fortiori de mon corps ; il me semble que mon regard pourrait être le révélateur de ce que je ne suis pas, ou que je vais me perdre dans celui d'autrui. Regarder ma mère, par exemple, reviendrait à être changé en pierre. Il suffisait, en outre, que je considère que j'étais en train de le regarder, ce visage, pour être saisi, jusqu'au vertige, non par l'irréductible altérité de l'autre mais par le fait qu'elle m'échappe, et qu'autrui n'existe à mes yeux qu'en tant qu'il se dérobe, ou que je lui reste si étranger que, d'une certaine manière, je n'existe pas davantage pour lui. On comprendra mieux pourquoi, au sein de cette guerre où le tragique atteignait parfois au grotesque et où l'héroïsme était souvent farcesque, tuer était une manière de m'approcher d'autrui, de le voir s'ouvrir à moi, de se donner sans réserve." p435


"[..] alors que j'oublie la plupart des intrigues romanesques, mais pas l'atmosphère ni le style, l'intrigue résidant à mes yeux principalement dans la langue, c'est à dire l'écriture." p438


"[..]comprenant que mon destin, sur ce plan-là, n'est pas d'aimer une seule femme mais d'en aimer plusieurs, dans leur complémentarité mystérieuse, la guerre m'ayant au moins montré cela, en même temps qu'elle m'a permis d'être libre, heureux, plus vivant que je ne le serai jamais." p507

vico12
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 3 sept. 2017

Critique lue 215 fois

2 j'aime

1 commentaire

vico12

Écrit par

Critique lue 215 fois

2
1

D'autres avis sur La confession négative

La confession négative
Galderon
10

Leçon de mort sans concession.

Difficile de faire un retour sur l'ouvrage d'un auteur qui a été tant critiqué récemment : son dernier ouvrage, sur le massacre perpétré par Anders Breivik, a vite fait de le blacklister auprès de...

le 28 sept. 2013

5 j'aime

3

La confession négative
vico12
8

Critique de La confession négative par vico12

"Je heurtais donc ces jeunes Libanais qui ne pouvaient croire à la déchristianisation d'une civilisation, l'occidentale, dont ils attendaient qu'elle les sauve, alors qu'elle creusait une fosse...

le 3 sept. 2017

2 j'aime

1

La confession négative
troudballe29
3

Critique de La confession négative par Marcel Menteur

J'avais depuis longtemps décidé de ne plus lire ce qui m'ennuyait ou qui ne relevait pas de la grande littérature(page 480 sur les 520 que comptent le bouquin)Merci Richard, j'applique dès maintenant...

le 6 juil. 2022

1 j'aime

5

Du même critique

Journal d'un vieux dégueulasse
vico12
8

ok ta mer

Dieu ne nous a jamais payé notre loyer ni une bouteille de vin. la prohibition a engendré plus d'ivrognes que les varices de nos grands mères. on n'enfreint les interdits que parce qu'on nous les...

le 10 mars 2014

4 j'aime

Un homme qui dort
vico12
9

Critique de Un homme qui dort par vico12

(p105) Libre comme une vache, comme une huître, comme un rat ! Mais les rats ne cherchent pas le sommeil pendant des heures. Mais les rats ne se réveillent pas en sursaut, pris de panique, trempés de...

le 13 févr. 2013

3 j'aime

L'Idée de l'Europe en Bohême
vico12
6

Critique de L'Idée de l'Europe en Bohême par vico12

c/c de ma fiche de lecture rendue sur le bouquin (style scolaire, donc) « L’idée de l’Europe en Bohème », de Jan Patocka (1907-1977) est un regroupement de quatre textes écrits entre 1938 et 1975...

le 20 févr. 2015

2 j'aime