L’entrée dans ce troisième roman de Tatiana Arfel, se fait par les témoignages, plus ou moins concordants de l’entourage d’un Aurélien Moreau, qu’en réalité, absolument personne ne connaît. Si tous semblent vouloir faire de la quasi désespérante normalité d’Aurélien, son trait de caractère principal, pas un n’est en mesure de comprendre le mal-être et la difficulté de vivre qui le caractérisent, pas même sa mère, surtout pas son père, encore moins la femme qui partage sa vie depuis 20 ans.

Comme s’il avait développé la capacité d’être d’un hermétisme infranchissable.

Dans ce que l’on peut considérer comme la « deuxième partie » du roman, qui n’est en fait autre que la retranscription des journaux de bord du personnage central, cet hermétisme maladif est palpable. Loin des litanies de ressentis que l’on s’attend à trouver dans un journal, les journées se suivent, et se ressemblent, dans ce qui semble être une volonté absolue de calquer les jours les uns sur les autres. Des faits, des chiffres, des constats, des noms. Point barre. Comme pour se souvenir de ce qu’il a fait chaque jour de sa vie, et surtout pour savoir ce qu’il doit faire chaque jour restant. Quelque chose de profondément machinal, et nécessaire en somme.

Bien évidemment, et parce que c’est là l’un des sujet de prédilection de l’auteure, comme le récit avance, on s’enfonce dans la psychologie d’Aurélien Moreau, la « cotte de maille » devient moins solide, pour ne devenir qu’une vulgaire et bien peu convaincante façade. Amené en tant que Directeur-adjoint de l’entreprise familiale, à annoncer une série de licenciements et de plans sociaux, Aurélien Moreau voit tout son système prendre l’eau, en même temps qu’il semble aussi (re)prendre vie, il s’éveille aux mots, a la condition humaine, aux autres, à la sensualité, à ses propres maux, dans ce qui semble être un mélange d’euphorie et de douleurs immenses.
Un entre-deux, fait de lâcher prise et de perte totale de contrôle.

Les obsessions sont diablement bien décrites, le sentiment d’urgence, celui d’être en alerte, dépassé par les évènements et par soi, vous saisit comme il saisit Aurélien, et c’est la force majeure de ce roman. Le réalisme de l’intrigue, lié au maniement imparable des mots dont fait preuve Tatiana Arfel, font de ce roman quelque chose d’éminemment puissant. D’autant plus qu’en dehors de ce combat intérieur que mène Aurélien, le roman s’attache aussi imperceptiblement (et pourtant avec une force remarquable) à décrire une autre sorte d’hermétisme quasi maladif, celui de la société en général. Celle qui sans le dire ne fait qu’enfermer un peu plus le personnage d’Aurélien dans ses angoisses. Celle incroyablement lisse et stérile d’une classe sociale qui se targue d’une apparente perfection, cachant en vérité des vicissitudes parfois proches de la perversion.

Ce roman ne peut décemment laisser son lecteur indifférent, tant on est happé par le réalisme cru et cuisant d’un destin que tout autour de lui écrase, au point de rendre même ce sentiment de liberté nouvelle difficile à accepter pour Aurélien Moreau. Le plus dérangeant, dans ce très bon roman, c’est qu’il pourrait presque être une espèce de description d’un genre, non pas de "mal du siècle" pour reprendre une célèbre expression mais de "mal de la décennie", quelque chose qui se situe entre la déshumanisation d’une société, et la furieuse nécessité de retrouver une liberté à la quelle finalement, on ne s’habitue plus.

A méditer.
elmatador
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le 1 oct. 2013

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