Envol et déchéance d’une étoile insoumise, consumée dans la lumière et le pouvoir d’Hollywood.

«La lumière n’exauce pas les corps, elle les massacre.
La main de l’éclairagiste qui agrippe la poignée du projecteur et, pour préparer l’entrée dans le champ de l’actrice dont il va illuminer le mouvement, fait pivoter sur son axe la caisse de métal d’où jaillit le faisceau aveuglant, cette main n’est pas moins cruelle que celle du tueur à gages qui pointe une arme à feu ou qui abat une arme blanche, ni moins impitoyable que celle du bourreau qui actionne le courant de la chaise électrique. Elle est l’instrument assermenté d’une loi sauvage : elle livre un être en pâture à notre regard.»


Depuis la naissance d’une nation avec l’épopée de ses pionniers, de la montée en puissance des tycoons et des stars des studios, jusqu’à l’avènement du tube cathodique et du divertissement industrialisé, du bouillonnement intellectuel de New-York des années 30 et 40 aux sunlights impudiques d’Hollywood, Mathieu Larnaudie explore dans ce roman d’une densité rare, en tirant de l’oubli le destin prometteur puis tragique de Frances Farmer, le pouvoir et la violence de l’image, vecteur de l’idéologie américaine à l’assaut du monde.


«En d’autres mots, tant que nous en sommes à ce rapide tableau, à ces hypothèses en abrégé – il n’est pas invraisemblable qu’à l’anonymat de l’homme des foules – celui-là même qui combat dans la Meuse et qui trime dans les fabriques, tour à tour chair à canon et à chaîne tayloriste – réponde précisément l’avènement de la célébrité absolue. Qu’à l’individu indifférencié, noyé dans la masse et les cadences répétitives de la standardisation, fasse pendant la distinction suprême, l’élection mystérieuse, l’apparition de la star hollywoodienne.»


Dès sa première apparition publique sur une scène de Seattle, le contraste est frappant entre l’allure de jeune fille de bonne famille de Frances Farmer – sa robe vichy, sa chevelure blonde et ses pommettes hautes – et sa liberté de ton ainsi que son rire brutal et rauque, le rire d’une femme qui noiera plus tard sa colère dans les amphétamines et le bourbon, et sera internée, maltraitée et déchue, à cause de son tempérament volcanique, et parce qu’elle refusait de se conformer au tracé imposé par les studios.


L’évocation de la vie de Frances Farmer en sept moments par Mathieu Larnaudie, entre lesquels on passe en franchissant des ponts tendus sur le vide des années tues, permettent au lecteur de sonder les gouffres d’une existence et les effets dévastateurs d’une forme d’exposition au pouvoir, comme un pendant à son livre «Les effondrés» (Actes Sud, 2010).
Ces épisodes non chronologiques, où l’on découvre à rebours le parcours de jeunesse de Frances Farmer, jusqu’à la fabrication d’une icône de cinéma, avant de parcourir dans le deuxième versant du livre le terrible parcours de sa déchéance, montrent les failles qui s’ouvrent entre l’être sensible et l’image sur papier glacé de la star hollywoodienne, «dispositif» au service du spectacle et de l’idéologie américaine.


Née à Seattle en 1913, ville alors loin de tout, repérée par les studios, transformée en icône, attirée avec son amant le dramaturge Clifford Odets dans le milieu intellectuel new-yorkais des années 1930 et 1940, si justement dépeint dans «Kafka faisait fureur» d’Anatole Broyard, alors que les tensions entre les écrivains de la côte Est devenus dépendants des dollars d’Hollywood se font jour, Frances Farmer l’insoumise est broyée dans ce mouvement d’uniformisation du divertissement, où quelques silhouettes deviennent stars et aspirations pour tous, symboles d’un nouvel impérialisme culturel américain, faisant écho au superbe «Tristesse de la terre» d’Éric Vuillard.


Sous la plume poétique et incisive de Mathieu Larnaudie, le parcours au crépuscule trop précoce de Frances Farmer ressemble à celui d’une supernova, étoile nouvelle d’une luminosité superbe, en réalité déjà consumée dès sa première apparition dans la lumière de nos écrans.


«Mais déjà l’horizon commence à se défaire et le vent rouge se déploie par vagues successives, cavalerie invisible dont le galop, sur son passage, cogne aux tempes, dévalant depuis les monts, par les canyons, par les boulevards qui sont comme des gorges percées dans le flanc des collines.»


Retrouvez cette note de lecture sur mon blog ici :
https://charybde2.wordpress.com/2015/09/08/note-de-lecture-bis-notre-desir-est-sans-remede-mathieu-larnaudie/

MarianneL
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le 8 sept. 2015

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MarianneL

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