Une bouche qui parle ainsi n’a besoin de personne : nous sommes tous cette bouche là

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Le texte :


L’histoire semble simplissime : une personne qui porte en lui une cicatrice et un poème fréquente assidûment, tous les soirs, les mêmes personnes, dans le même bar, depuis dix ans. Il y a Lisa, la barmaid, Sam et Thomas, avec lesquels il parle, joue aux cartes, bois…


Et puis il y a tout le reste : tout ce que Gilles Marchand a mis de sensible, de beau, de merveilleux, de fantastique, de surréaliste, j’en passe et des meilleurs, dans son roman. Il y a tellement de choses qu’on ne sait pas par quoi commencer.


Par la fin peut-être, pour le remercier des larmes versées à la fin du livre, des larmes chargées de sensibilité, de pureté, d’intelligence, de mémoire. On peut être amené à pleurer à la lecture d’un livre par excès de pathos. Rien de ce genre ici. Gilles Marchand sait où il va et comment y aller avec son lecteur, sans le heurter, sans le brusquer, en le préparant doucement à la fin qui ressemble pour le personnage principal, dont on ne connaît pas le prénom, un nouveau commencement.


Il y a d’abord les liens d’amitié entre Lisa, Sam, Thomas et « Je » (c’est ainsi que j’ai décidé d’appeler le narrateur, parce que son anonymat en fait l’un d’entre nous, en fait un personnage universel qui partage avec le lecteur sa propre expérience pour lui en faire don, Je est un autre nous même). Je est amoureux de Lisa mais n’ose pas, n’ose rien, à cause de la cicatrice qui lui barre le menton et qu’il cache avec des écharpes. C’est cette amitié sincère et pure qui poussera Je à raconter son histoire.


Celle-ci prend ses racines dans la Seconde Guerre Mondiale et dans la relation de Je avec son grand-père qui se retrouve à devoir l’élever. Il n’aura de cesse, ce grand-père qu’on aimerait tous avoir eu en plus de nos propres grands-parents, de rendre la vie de Je plus acceptable, quitte à la maquiller à l’outrance des habits du surréalisme que Je reprend d’ailleurs avec merveille tout au long de son récit. Il y a du Raymond Devos dans l’écriture et dans l’esprit de Gilles Marchand, un surréalisme pourtant tellement ancré dans la réalité ! Une prouesse que l’on rencontre tellement rarement… J’avais eu la chance de pouvoir poser un jour une question à Raymond Devos. Il passait à la radio et j’avais appelé le standard. Ma question avait été retenue et j’avais pu la lui poser en direct. Je pourrai aujourd’hui la poser à Gilles Marchand : « Quand vous écrivez vos histoires, êtes-vous dans votre monde imaginaire ou dans la réalité ? ». Gilles Marchand ne cesse de jouer sur le sens des mots, parfois en s’amusant de leur sens premier, parfois du sens figuré. Il crée alors des décalages pittoresques et pourtant emprunts de tellement de profondeur.


Il y a aussi le public qui envahit peu à peu le bar de Lisa pour assister au récit de Je. Ce public de client de plus en plus nombreux prend place chaque soir dans le bar, empiète dans la rue, transformant le café en théâtre, la vie de Je en pièce et endossant le rôle du chœur antique. Ce public est aussi composé des fantômes du passé de Je.


Il y a les ordures qui s’accumulent dans l’immeuble de Je, jusqu’à envahir les étages, jusqu’à devoir créer des tunnels pour pouvoir passer : c’est le poids du passé de Je qui s’entasse et dont il doit se libérer pour continuer à vivre.


Il y a le métier de Je et ses relations avec ses collègues : malgré toutes ses tentatives pour passer inaperçu, son mutisme et sa froideur ne font qu’attirer les regards sur lui, de façon énigmatique forcément puisqu’il ne veut rien dire, ne rien laisser paraître sous son écharpe. Je se replie sur lui-même pour se protéger mais il ne fait que bloquer en lui son passé, jusqu’à l’étouffement, jusqu’à s’en libérer pour pouvoir mieux vivre avec lui.


« Une bouche sans personne » est un livre sur le partage, sur l’ouverture aux autres. C’est un livre sur le passé et sur l’avenir. C’est un livre nécessaire parce que Gilles Marchand va chercher au fond de son âme et de celles de ses lecteurs le talent de raconter l’indicible, avec une touche d’humour qui n’est jamais déplacée, avec une gravité qui n’est jamais lourde, avec un style qui ne passe jamais à côté de son propos, avec une légèreté indispensable aussi, avec une profondeur de circonstance, avec un univers qui vous transportera très très loin…


En résumé : qu’est-ce que vous faites encore à lire ce billet ? Vous n’êtes pas déjà chez votre libraire pour vous ruer sur cette merveille ?

Ga_Roupe
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le 31 août 2016

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Ga Roupe

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