Cette angoisse de perdre tout ce qui [lui] est chair, selon la superbe formule d'Arnaud Le Guern, est sans doute ce qui l'a conduit à écrire Une jeunesse en fuite. L'angoisse aussi, de ne pas dire à temps l'amour à ceux qui comptent, à ceux dont la présence a sculpté l'âme, a guidé le destin - à ceux qui ont sauvé la vie.


Je pensais au départ ne lire qu'un roman proustien, des réminiscences sucrées du temps perdu (puis retrouvé par la magie des mots), un hommage nostalgique et sensible aux jeunes années enfuies. C'est cela, mais tellement plus encore.


Dans ce Bildungsroman, j'ai lu les questions et l'hommage d'un homme qui grandit et s'adresse à son père, figure tutélaire de sa vie, admirable commandeur plein d'honneur. Le père de l'auteur est un médecin militaire, un général qui fut appelé en 1991 sur les opérations de la Guerre du Golfe. Quelques mois d'absence qui auraient pu passer inaperçues pour le jeune homme de 15 ans qu'était Arnaud a l'époque et qui ne songeait qu'à se divertir. Pourtant, cette absence a creusé une brèche comme une blessure - que l'écriture répare, comme elle seule en est capable.


Comment dire son amour à ceux que l'effusion embarrasse ou gêne, à ces individus taiseux et pudiques, qui aiment tout bas comme le père d'Eric Fottorino ou comme le Général Le Guern ? En employant leurs mots, en déclarant sa tendresse avec pudeur et retenue, sans emphase - en reprenant les lettres qu'il adressait aux siens lorsqu'il se trouvait au Koweït. Lettres où le lecteur constate l'absence d'affect (déformation professionnelle!), lettres qui ne sont que des comptes-rendus objectifs de sa vie sur place, sans confidences sentimentales. Alors, c'est le fils qui va combler les blancs et lire et dire entre les lignes ce qu'il a compris et pensé de ce père qu'il admirait tant qu'il en avait parfois le souffle coupé.


Un livre comme un vaste mouvement de gratitude, comme un merci de 226 pages, un livre comme une longue lettre d'amour aux irremplaçables de nos vies éphémères. Il y a le père bien sûr, figure centrale, mais il y a aussi la mère si compréhensive et bienveillante, la fille de 15 ans si curieuse et enjouée,  l'amoureuse adorée, le bébé tout juste né. Le retour du narrateur sur ses terres bretonnes est l'occasion d'une remontée du passé autant que d'une synthèse sentimentale du présent. Arnaud Le Guern y dresse le tableau de ses sensibilités culturelles, dans une belle ode à la pop culture du début des années 90 et au cinéma des années 70-80. On y découvre aussi - et cela est heureux dans une époque prompte à faire passer tous les hommes pour des prédateurs pervers - un homme immensément amoureux des femmes. Certaines pages sont un hymne à la sensualité et à la grâce du beau sexe telles qu'on voudrait en lire tous les jours. Arnaud Le Guern a le don des formulations évocatrices :



Blonde mutine qui avait pris la place de Géraldine, pulpeuse brune à lunettes.



Coton blanc sur peau de pécheresse.



Notre nuit sous couverture ne fut que coquineries ensablées.



Arnaud Le Guern chante ce temps que les moins de trente ans ne peuvent (ne doivent..) pas connaître. Celui où nous buvions au goulot les bouteilles embarquées. Conduire sous alcool ne nous paraissait pas si dangereux.


L'auteur se définit comme un coeur d'artichaut breton, au regard infiniment sensible aux subtiles variations des plastiques féminines. Arnaud Le Guern, c'est cette figure de séducteur involontaire, sentimental et sensuel qui s'attarde sur les linéaments des corps et des visages avec une précision gourmande. Cet appétit pour la vie s'accompagne paradoxalement chez lui d'un mal-être qu'il confesse à plusieurs reprises, de certains excès et addictions qui l'ont parfois placé au bord de la falaise.


D'un point de vue psychanalytique (de comptoir), on pourrait y lire le poids du modèle paternel, la barre placée si haut pour le fils (qui ne fera pas médecine) qu'il a presque préféré tout abandonner. Arnaud Le Guern souffre inconsciemment de la comparaison avec ce père si admiré et admirable, sans réaliser que l'essentiel est de faire de son mieux avec ce que l'on est. Avec Une jeunesse en fuite, l'auteur dresse sa propre chute des idéaux, avec courage et sincérité. C'est un livre de la maturité acceptée, du regard bienveillant que l'on porte sur ses errements, ses turpitudes et les imperfections de sa destinée.


Donne-moi quelque chose qui ne meure pas, la belle phrase de Bobin pourrait convenir aux pages signées Arnaud Le Guern. Il y a dans ce récit l'idée que seule l'écriture permet de fixer l'instant, de faire accéder à l'éternité ce qui est fatalement voué à l'anéantissement. Ainsi des heures adolescentes (ressuscitées) d'Arnaud ou de celles de Louise à qui son père pourrait chanter la chanson de Reggiani : ma fille, mon enfant, je vois venir le temps où tu vas me quitter.. J'y pense chaque soir en guettant du regard ton enfance qui joue à rompre les amarres.


J'en connais qui trouvent l'autofiction narcissique et qui pourtant seraient bien inspirés de coucher sur papier leurs douleurs rentrées tout comme leurs gratitudes. Seuls les mots sont à même de déboutonner l'âme humaine, de l'auteur comme du lecteur. Et Arnaud Le Guern parlant de ses années 90, de ses questions sans réponses, alignant ses credo de vie : ce qu'il dit est à lui, mais il parle de nous aussi. Dira-t-on jamais assez l'universelle expérience de l'homme ? La souffrance causée par la perte d'un animal chéri ? La violence de l'AVC qui s'abat sur une jeune femme ? Les craintes que l'on nourrit à l'égard de sa propre disparition ? Quel être humain n'est pas traversé, un jour ou l'autre, par ces questions et ces expériences ?


La touche bretonne de ce livre a achevé de me fendre le coeur en deux. Tonnerre de Brest. La librairie Dialogues, les longues plages de là où finit la terre, les racines familiales.. On ne peut que s'attacher à la galerie de personnages que nous présente Arnaud Le Guern, à cette famille si équilibrée, à l'atmosphère si conviviale des tablées de bonne famille (où on ne met pas ses coudes sur la table). Tout enfant choyé retrouvera quelque chose de sa propre vie. Je n'avais pas envie de les quitter.


On notera aussi le goût de l'auteur pour les mots un peu passés de mode, pour l'orthographie singulière aussi : un dadais, un malabar, une pineupe, oldscoule. Sans doute le côté anachronique de l'auteur, qu'on imaginerait volontiers dans les salons littéraires du XIXème. Son côté dandy désinvolte et flegmatique, certainement. J'ai aimé partir à la découverte de son univers culturel, de ses sensibilités ciné ou musicales, tout comme j'ai aimé qu'il confesse qu'après des années à révérer les blondes diaphanes, il s'était finalement converti aux brunes (un homme de goût, forcément.)


Pages cathartiques, thérapeutiques sans doute pour l'écrivain qui dresse une forme de bilan de mi-parcours de vie, tout en creusant le mystère paternel : quel homme mon père a-t-il fait de moi ? Que m'a-t-il légué ? En quoi nous ressemblons nous ou sommes-nous dissemblables ? Et surtout : est-il fier de moi ? Des questions qui résonneront chez bien des lecteurs et des lectrices..


Roman d'apprentissage qui offre l'éternité aux années décisives, celles de l'adolescence, qui forgèrent sensualité et sentimentalité et firent de nous les adultes que nous devenons, ce livre est aussi cet art de vivre, cette manière douce de se résoudre aux adieux : en lisant, en écrivant.


Une jeunesse en fuite est en définitive cette tentative poignante de fixer ce qui nous quitte et de chanter ce qui demeure encore. Cette envie de se souvenir des belles choses, au milieu des averses et des drames. Des pages d'une mélancolie allègre, qui célèbrent les vivants et les morts, embrassent les vivats comme les maux. C'est en somme la commune trajectoire du vivant sensible : de l'intime universel, rendu avec une élégance, une nonchalance et une pudeur renversantes.


Indélébile, inoubliable.

BrunePlatine
8
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le 19 mars 2019

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