Alors que je termine tout doucement ma relecture de l'intégrale chronologique de Tolkien ( http://www.senscritique.com/liste/Tolkien_dans_quel_ordre/81982 ), arriver enfin à l'épisode des aventures de ce cher vieux Bilbo me fait forcément un petit pincement au coeur: tout se met lentement en place pour le "grand finale", le sommet mythologique du "Seigneur des Anneaux". Et qu'une telle orgie épique débute par ce conte aussi simple que charmant ne peut que désarmer la plus guerrière des âmes. L'univers abordé est déjà riche en possibilités et empli de races anciennes, d'histoires à demi oubliées et de chansons nostalgiques à propos de royaumes ne demandant qu'à ressusciter. Ici, pas de descriptions gargantuesques, pas d’apartés interminables qui viendraient briser le rythme de l'aventure. Toute l'histoire est une poussée en avant plus ou moins bâtie sur la structure « Un chapitre = une péripétie », parfaite quand on veut dévoiler le conte par épisodes à ses bambins, le soir, afin qu'ils emportent dans leurs rêves un peu de magie, de courage et de rires.

Cette perpétuelle course en avant a aussi ses défauts, évidemment. Le plus éminent d'entre eux est que les personnages ne sont guère fouillés - à part un Bilbo et un Gandalf délicieux - ou ne le sont pas avant un très long moment. Prenons Thorin, le futur Roi sous la Montagne, tout de même ! Pendant les trois quarts de l'aventure, son rôle est si effacé que j'en arrivais presque à oublier son existence ! Ce n'est que dans les tous derniers chapitres (les plus intéressants du point de vue de l'interaction entre les personnages) que Tolkien se décide enfin à lui offrir un caractère marquant (le gentil Nain subitement touché par « le mal du dragon »). La plupart des Nains, malgré ou à cause de leur nombre improbable, souffre de ce problème. Toutefois, la dynamique de groupe l'emporte aisément durant toute l'aventure, et on peut souvent accepter que « les Nains » forment une entité plus ou moins homogène permettant de faire réagir Bilbo. Il est juste dommage de constater que les dialogues en pâtissent pendant une bonne tranche de l'aventure alors que certains moments sont tout bonnement formidables de ce point de vue (toutes les scènes de Gandalf, la confrontation Bilbo/Gollum, la colère finale de Thorin et toutes les négociations concernant le trésor, la scène du dragon...).

Le style de l'auteur est étonnamment accessible et fluide; les pages s'enchainent sans même que l'on s'en rende compte et les péripéties sont tellement diversifiées qu'il est difficile de s'ennuyer durant la lecture, à part peut-être le passage chez le Roi des Elfes et l'évasion qui suit, qui m'ont toujours paru très laborieux, mais peut-être est-ce du à la traduction de Francis Ledoux? Cette dernière contient manifestement quelques bourdes, même si le tout n'est pas trop handicapant, et ma troisième lecture de Bilbo se fera d'ailleurs certainement dans la nouvelle traduction de Daniel Lauzon, plus respectueuse de l'original, il semblerait.

Une histoire qui coule toute seule disais-je, peut-être même trop parfois: j'aurais adoré que certains passages calmes soient approfondis, particulièrement le séjour chez Elrond, mais le narrateur (qui s'adresse régulièrement au lecteur, et je trouve ça génial dans un conte !) explique clairement son parti pris sur le fait que les moments calmes ne sont pas intéressants à raconter (tu ne diras pas toujours ça, coquin !). Et le dragon, bordel ! Génial, mais trop vite expédié ! Tolkien m'avait déjà fait le coup avec Glaurung dans "Les Enfants de Hurin": il m'appâte avec une superbe créature mais il me frustre en ne la faisant apparaitre que quelques minutes dans le récit... Pauvres dragons !

La réussite de Bilbo, derrière sa grande simplicité, tient aussi à ce qu'il est l'un des plus brillants représentants du monomythe de Joseph Campbell. Là où les "Star Wars" et autres "Avatar" modifient artificiellement leur structure pour coller à ce qui est devenu une espèce de Graal hollywoodien, "Le Hobbit" a le mérite de proposer un pur « Voyage de Héros », un parfait récit initiatique, bien avant la publication du travail de Campbell. Un mythe naturellement né du talent et de l'érudition de son auteur et non pas d'un quelconque opportunisme moderne.

Achetez ce livre pour vos enfants, vraiment. Quant à vous, si vous voulez totalement vous imprégner de l'univers d'un des plus brillants auteurs du vingtième siècle, lisez-le également, à condition d'accepter quelques incohérences avec l'oeuvre globale, dues au fait que "Le Hobbit" n'avait pas initialement été pensé pour se dérouler sur la Terre du Milieu. Qu'importe, il est important de compléter votre culture littéraire (si ce n'est encore fait) avant de vous faire parasiter votre imagination par l'adaptation filmique de Peter Jackson (indépendamment de la qualité de cette dernière).

Bon, j'irais bien me griller quelques tranches de lard sur le feu en chantant sous les étoiles, moi...

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le 14 sept. 2013

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Amrit

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