Fragments
8.1
Fragments

livre de Héraclite ()

«De l’un proviennent toutes choses, et de toutes choses provient l’un».*


Fidèle à la tradition Ionienne, Héraclite cherche à comprendre le monde qui l’entoure et à l’expliquer de manière rationnelle à travers un système. Il ne s’agit pas, pour les Philosophes Ioniens, de se contenter d’établir un élément comme principe primordial, il faut aller plus loin et bâtir tout un système et un ensemble de règles qui découlent de ce choix initial. Et bien sûr, il faut que cet élément primordial soit choisi avec raison. Pour Thalès, c’était l’eau, pour Anaximène, l’air, pour Anaximandre – peut-être le plus original – c’était cette substance mystérieuse et abstraite, l’apeiron. Pour Héraclite enfin, c’est le feu.


Ce qui peut sembler être un retour en arrière comparé à Anaximandre représente en réalité la pierre angulaire de la doctrine héraclitéenne autour de laquelle tourne toute sa pensée originale et va lui permettre de perpétuer avec un système qui lui est propre la philosophie matérialiste Ionienne ainsi que d’explorer des concepts plus abstraits.


Le cœur de la philosophie d’Héraclite est bien sûr le feu et son mouvement perpétuel, marqué par la fameuse métaphore du fleuve : «on ne peut entrer deux fois dans le même fleuve»**. Le feu n’est pas seulement le composant primordial de toutes choses, il est également à l’origine d’un processus cyclique, entre mouvement ascendant et mouvement descendant qui engendrent et transforment. C’est là l’originalité du système héraclitéen, le feu agit également comme un moteur – mais c’est aussi une des faiblesses de sa doctrine, comme le montrera Aristote. Tout est composé de feu, et les différentes natures qu’il adopte ne sont dues qu’à des transformations. On pourrait s’aventurer à y voir une version primitive du «rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme» de Lavoisier…!


Le deuxième point intéressant du système d’Héraclite, c’est bien entendu sa thèse mobiliste : tout se meut. Le feu, nous l’avons dit, est à l’origine d’un mouvement permanent, entre condensation et exhalaison, et plus généralement, l’univers s’inscrit dans un mouvement perpétuel qui le rend impossible à appréhender par nos simples sens. Il faut donc s’émanciper de ses sens pour accéder à la connaissance vraie des choses et atteindre la sagesse, le «Logos». Celui-ci est présent chez tout le monde, mais encore faut-il se donner la peine de le percevoir. C’est sur ce point qu’Héraclite se révolte contre ses contemporains : «de cette explication qui existe toujours, les hommes demeurent ignorants, à la fois avant de l’avoir entendue et après l’avoir entendue pour la première fois. Car bien que toutes choses se produisent conformément à cette explication, ils sont comme des gens dépourvus d’expérience, même lorsqu’ils s’essaient à des gestes ou à des paroles tels que moi je les rapporte, lorsque je définis chaque chose selon la nature et dis comment elle est ; mais le reste des hommes échouent à comprendre ce qu’ils font éveillés, tout comme ils oublient ce qu’ils font durant leur sommeil»*.


Certains ont voulu y voir de l’arrogance, un Héraclite à l’égo surdimensionné qui prendrait de haut les «endormis». Bien au contraire, Héraclite fait ici preuve d’un amour profond pour l’Homme. Il ne veut pas que la masse du peuple reste ignare et se contente de sa médiocrité, mais préconise à chacun de se prendre en main, de se lancer dans une démarche philosophique pour enfin saisir la Vérité. Cette connaissance est inscrite en chacun de nous, il nous faut juste faire un effort pour l’atteindre. Cette connaissance est également une et commune, car la Vérité ne saurait être multiple, point qui sera important chez Platon par la suite. C’est pour cette raison qu’Héraclite se montre comme celui qui sait ; il cherche à montrer que s’il est parvenu au «Logos», à la connaissance du tout, d’autres peuvent y parvenir, et il peut, par son œuvre, les aider dans leur tâche. Héraclite incarne ainsi la figure du philosophe dans ce qu’elle a de plus beau, en cherchant à transmettre son savoir et à faire en sorte que de plus en plus de monde sorte de son ignorance. C’est là peut-être l’aspect le plus fondamental de la doctrine d’Héraclite, sur lequel il ne faudrait pas se tromper.


Enfin, la notion du temps, est très marquée chez Héraclite à travers les transformations cycliques de chaque chose. Héraclite inscrit ainsi l’éternité de l’Univers dans la figure parfaite du cercle, dans lequel le commencement et la fin ne forment qu’un. Il reprend ainsi, d’une certaine manière, l’image de Xénophane en assimilant la divinité à la forme infinie et parfaite du cercle – image très importante d’ailleurs chez les grecs. Ici, la divinité, c’est le feu, bien sûr. La nature – au sens large du terme – étant éternelle et parfaite, il faut, par la connaissance, comprendre l’ordre profond qui la régit et l’harmonie qui règne entre les contraires. L’apothéose de la connaissance intervient lorsque l’on appréhende l’ordre profond, l’unité qui lie les principes contraires, et comment de l’Un naissent irrémédiablement les multiples, de par sa nature perpétuellement en mouvement. Une fois ce dernier exercice mental, cette dernière contradiction résolue, le philosophe peut contempler la nature vraie dans sa globalité.


Surnommé l’Obscur à cause de son style parfois ambigu, comme si Héraclite avait écrit son ouvrage comme une épreuve, il n’en reste pas moins un des Présocratiques dont la pensée a eu le plus d’influence et de renommée. Bien que s’inscrivant dans la mouvance Ionienne, sa doctrine fondée sur le feu marque par sa pertinence et son originalité. On ne peut manquer de voir dans l’œuvre d’Héraclite des fragments primitifs de métaphysique – dont les bases furent véritablement fondées par son contemporain Parménide – à travers l’injonction de percevoir la nature réelle des choses, sans se fier à la perception des sens. L’œuvre d’Héraclite témoigne également d’un amour sincère et d’un grand espoir pour l’Homme ; pourtant, on le représente souvent comme un ermite misanthrope, et j’aime à m’imaginer que, voyant que la masse persistait dans son ignorance et ignorait ses efforts, il préféra se retirer de la sphère publique. S’éloigner de l’humanité pour garder foi en elle… Un acte de plus, à la tragédie de la philosophie.



  • Fragment 40 de l’édition GF par Jean-François Pradeau ; DK B10/ M 25.
    **Fragment 16 de l’édition GF par Jean-François Pradeau.
    ***Fragment 77 de l’édition GF par Jean-François Pradeau ; DK B1/ M 1.

Charlandreon
9
Écrit par

Créée

le 8 déc. 2020

Critique lue 185 fois

2 j'aime

Charlandreon

Écrit par

Critique lue 185 fois

2

D'autres avis sur Fragments

Fragments
Kliban
10

Nature cachéee

Totalement inclassable et totalement innotable. Il ne reste plus que des bribes, colligés ici et là parmi les citations des philosophes qui lui ont succédé. Obscur en son temps même, Héraclite fixe...

le 12 janv. 2011

17 j'aime

10

Fragments
lionelbonhouvrier
10

Un dialecticien de l'impermanence et du conflit des contraires, dont le logos assure l'harmonie.

Philosophe grec de l'IMPERMANENCE, Héraclite est né à Éphèse (vers 542-vers 480 av. J.-C.). L'être est éternellement en devenir. Nulle chose demeure ce qu'elle est, tout passe en son contraire. A...

le 30 juil. 2022

11 j'aime

5

Fragments
Moizi
8

Critique de Fragments par Moizi

J'ai appris l'existence d'Héraclite, si je me souviens bien, avec le film "Quai d'Orsay" de Tavernier, puisque les Fragments d'Héraclite était le livre de chevet du personnage principal. Et si on...

le 12 juin 2017

5 j'aime

1

Du même critique

Syberia II
Charlandreon
9

La suite d’une grande Aventure

Après Syberia, j’étais très curieux de savoir si Benoît Sokal et l’équipe de Microïds allaient réussir à créer une suite avec le même niveau d’excellence que le premier opus, même si je me doutais...

le 7 nov. 2020

4 j'aime

Final Doom
Charlandreon
9

DOOM pour les vétérans

«Plutonia a toujours été destiné à ceux qui avaient fini DOOM II en Difficile et qui cherchaient un nouveau défi. Je jouais toujours aux niveaux que j’avais fait en Difficile, et si je pouvais les...

le 3 sept. 2020

3 j'aime

2