Après avoir exploré les relations du tandem Romero-Carmack dans "Master of Doom" le journaliste David Kushner s'attaque à une autre légende du jeu vidéo : Grand Theft Auto ou GTA, pour les intimes. Derrière les passages à tabac de prostituées à coup de batte de base ball et les virées sanglantes en coupé sport se cache Rockstar Games, compagnie désormais tentaculaire fondée par une poignée d'écossais. L'Amérique dépeinte par GTA est la projection directe des fantasmes de geeks sevrés aux films de gangsters et aux cop show. Un American Dream qu'ils ont voulu vivre dans toute sa démesure en partant s'installer à New-York.

"Jacked" nous raconte donc comment le génial créateur de lemmings a rencontrer les frères Houser afin de créer un véritable phénomène culturel à grande échelle. Les projets fous, l'installation, l'exaltation des débuts, les ventes qui décollent, la réputation qui naît. Pendant pratiquement 120 pages le livre nous dépeint une success story comme seule l'Amérique en connaît. Un récit parfaitement structuré, intéressant mais finalement peu surprenant. En effet ces jeunes gens sont ambitieux, chanceux et géniaux et le tout se déroule dans un angélisme sans doute un poil exagéré. Cependant l'auteur n'oublie pas de jalonner son texte avec des éléments clés(comme les stratégies marketing pour la sortie du premier GTA en Angleterre, l'insistance sur l'influence du label Def Jam) pour la suite. Car c'est bel et bien dans sa seconde moitié que le livre trouve son vrai intérêt. Les scandales, l'obsession de Jack Thompson et les erreurs.

Le point d'orgue de tout ceci est bien entendu le fameux scandale "Hot Coffee" décortiqué minutieusement, étape par étape, en proposant l'histoire sous différents points de vue. "Jacked" doit son titre au "car jacking", mécanique de gameplay fondamentale dans GTA permettant de voler n'importe quel véhicule, mais aussi à Jack Thompson, avocat du barreau de Miami ayant consacré sa vie à pourrir des produits culturels pour des raisons de morales ou d'éthique. Adepte du procès systématique, des dommages et intérêts hallucinants et des coups médiatiques ostentatoires il trouva en GTA la cible idéale pour sa croisade contre ces jeux/films/disques tueurs d'enfants. Un personnage presque attachant s'il n'était pas aussi débile mais qui permet de découvrir la montée du phénomène culturel GTA sous un autre angle. Le puritanisme bourrin et grotesque de ce bon vieux Jack renvoie à l'autisme immature des frères Houser, attendant que les choses se règlent toutes seules.
Derrière le discours avant-gardiste et provocateur de la société on découvre que Rockstar n'est pas capable de comprendre et d'assumer la maturité qu'ils revendiquent avec leurs jeux. D'artistes révolutionnaires à connards isolés du monde réel, il n'y a qu'un pas.

Un pas que l'auteur se garde bien de franchir. Il y a de nombreux témoignages de collaborateurs plus ou moins directs (les co-fondateurs, les gens de l'ESA, les employés) et certaines dérives sont pointés (les délires quasi sectaires, les méthodes de travail exigeantes, la communication à reculons) mais on sent que Kushner n'a jamais réussi à approcher le coeur du "problème". Les frères Houser se refusant à la moindre confrontation directe on essaye de reconstituer un portrait à partir de ces fragments. On devine des Dan et Sam Houser aussi instable et obtus qu'ils sont boulimiques de travail mais jamais ils ne sont remis face leurs contradictions.

Se heurtant à certains rempart le livre passe ainsi à côté de certains sujets importants. On salue les press-tour audacieux en plein désert sans évoquer (au mieux au détour d'une ligne) les méthodes pressantes, parfois coercitives, des attachés de presse de la firme. Le livre souligne bien l'influence de Grand Theft Auto (incontestable, il est vrai) sur le jeu vidéo mais on a la sensation qu'il gagne à lui seul le combat de la maturité et de la respectabilité.
Le livre s'arrête au lancement de GTA IV, ainsi les soucis de cadences infernales à Rockstar San Diego ou les engueulades avec la Team Bondi lors du développement de "L.A. Noire" sont à peine survolés. Dommage puisque ces événements ont été exposés sur la place publique et qu'ils engendrent des interrogations légitimes... surtout lorsque le discours officiel de Rockstar est qu'une nouvelle ère, plus saine que le chaos originel, a débutée.

Facile à lire et documenté "Jacked" passe pourtant à côté d'une partie de son sujet. Le style romancé de Kushner est efficace et agréable mais il ressemble à une astuce pour masquer certaines lacunes sur le fond. Ca brode sans doute un peu trop. Etait-il nécessaire de consacrer le plus long chapitre du livre à la biographie de deux tueurs suspectés d'avoir été influencé par GTA tout ça pour discréditer lourdement cette thèse ? Les nombreuses répétitions du contexte, lorsque l'on passe d'une personne à une autre, étaient-elles nécessaire ? Bien sûr il y a des anecdotes sympa (comme la rencontre avec Burt Reynolds qui tourne à la baston), des passages vraiment réussis (tout ce qui concerne Hot Coffee est réellement passionnant) et des pistes alléchantes. Cependant pour un livre prétendant nous raconter "The Unauthorized Behind-the-scenes Story of Grand Theft Auto" il n'a rien de subversif... Outre l'inévitable stratégie marketing la mention "Unauthorized" est sans doute le moyen pour Kushner de nous dire que les frères Houser ont refusé de lui parler des sujets délicats dans le cadre de ce livre. Non autorisé ? Il n'y a pourtant rien d'embarrassant pour Rockstar et c'est là tout le soucis de ce livre avare en révélations croustillantes. Le novice apprendra certainement des choses mais le gamer habitué à suivre l'actualité du média ne découvrira rien de plus que ce qu'il a pu lire sur Gamasutra ou Kotaku.

David Kushner a t'il tirer ses cartouches trop tôt ? Pouvait-il contourner le silence des Houser en abordant son récit autrement ? Dans tous les cas le livre définitif sur Grand Theft Auto reste donc encore à écrire.

Fun fact : on apprend que Matthieu Kassovitz a réalisé un film s'appelant "LE Haine"
Vnr-Herzog
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le 4 mai 2012

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