"Le bonheur, c’est la Hongrie d’avant la guerre"

L’étrange contrée, d’Ernest Hemingway, Folio 2 euros.

« C’est sacrément bien de l’avoir là, endormie dans la voiture, pensa-t-il. C’est une bonne compagnie même quand elle est endormie. Tu es drôle de veinard, mon salaud, pensa-t-il. Tu as beaucoup plus de chance que tu ne le mérites. Tu pensais que tu venais d’apprendre quelque chose sur le fait d’être seul et tu y avais vraiment travaillé et tu avais appris quelque chose. Tu étais à peine parvenu à la limite de quelque chose. Puis tu es retombé et tu as fui avec ces gens méprisables, pas aussi méprisables que l’autre bande, mais méprisables tout de même et à éviter. Ils sont probablement plus que méprisables. Tu étais certainement méprisable avec eux. Et puis tu en es sorti et tu as retrouvé la forme avec Tom et les gamins et tu savais que tu n’aurais pas pu être plus heureux et qu’il n’y avait rien à attendre si ce n’est de te retrouver seul de nouveau et alors arrive cette fille et tu fonces dans le bonheur comme si c’était un pays dont tu étais le plus gros propriétaire. Le bonheur, c’est la Hongrie d’avant la guerre […] »

Voilà. J’ai presqu’envie de m’arrêter là, vous plantez en face de ce texte simple, si simple au niveau du vocabulaire et de la syntaxe qu’un gosse pourrait l’écrire avec un peu de chance dans le fouillis de ses répétitions et de ses concordances de temps. Et pourtant si beau, si pur, si complexe dans ses implications secrètes.

Dans Le Mépris, Alberto Moravia faisait dire à son personnage principal qu’un scénariste n’avait rien compris à l’Odyssée en en faisant un drame de boudoir alors qu’elle était l’œuvre la plus libre et la plus concrète qui soit. C’est non seulement exactement vrai, mais cela correspond aussi à l’impression que laisse L’Etrange Contrée d’Hemingway.

Déjà, tout est dans le titre : « l’étrange contrée », cela résonne comme une conque marine de voyages et d’affabulations enivrées tout en laissant un arrière-goût de mystère un peu âcre en bouche. Puis après quelques pages où l’on assiste à la préparation d’un couple nommé Roger et Helena qui quittent Miami pour l’Ouest, ils font l’amour dans une chambre la nuit et au moment – celui que vous savez – cette phrase : « C’était l’étrange contrée à nouveau et à la fin il ne se sentait plus seul ». Ah cette étrange contrée là ! Sourire, rire puis admiration.

Tout est comme ça dans cette nouvelle d’à peine 110 pages typographiées assez gros. Les pins sont noirs, Roger qui a déjà emprunté cette route y recherche les anciens oiseaux et serpents qui ne vivaient pas aussi loin de la route qu’aujourd’hui, les plages sont toutes blanches et d’un grain incroyablement fin et doux et la splendide Helena de quatorze ans sa cadette affirme être amoureuse de lui depuis très très longtemps, depuis… déjà lorsqu’il était sa mère…

Car en effet derrière cette refonte du couple de l’Eden dans les paysages brillants de Floride pulse sourdement deux blessures suintantes : une pour le héros, l’autre pour le lecteur. Pour nous, c’est le malaise d’être en train d’assister à un inceste vague et peu explicite, le livre ne nous livrant que quelques détails qu’il nous appartient d’interpréter à notre guise. On ne sait en effet que peu de choses : qu’il a couché avec la mère de sa nouvelle femme dans le passé, qu’ils ont quatorze ans d’écart, et cette incroyable scène où une serveuse les prend pour un père et sa fille et où ni l’un ni l’autre ne dément ! Elle, Helena, répète sans cesse qu’elle l’a attendu toute sa vie, qu’elle ne lui a pas préservé sa virginité car elle avait pensé que ça l’embêterait ! Chronique du glauque étatsunien ordinaire…

La deuxième plaie n’est pas si secrète, car contrairement à l’autre elle est très clairement développée par Roger. Il se sent coupable de ne pas être en Espagne alors que la guerre est en train d’éclater et que les Républicains sont peu à peu acculés au Nord par les rebelles de l’armée conservatrice. Il est journaliste et devrait y retourner mais à quoi bon, la guerre sera peut-être finie, et puis il a Helena maintenant… On sent parfaitement la déchirure calme qui grandit en lui au fur et à mesure qu’il passe à l’Ouest, qu’il fuit loin des troubles, avec comme seul espoir pour sa conscience d’arriver à se remettre à écrire sainement, comme un forcené lorsqu’il sera au bord du Pacifique.

Malgré tout cela, Roger n’est pas un parfait salaud et à vrai dire, pas une seule seconde – même lorsqu’il se fait insulter de « fils de pute » par sa conscience qui parle en italique – la tentation de le juger moralement ne m’est venue à l’esprit du lecteur. Roger est un homme, sa vision des femmes est celle de son temps mais il en a aussi les bons côtés et fait preuve d’une réelle gentillesse à contenir ses accès de méchanceté. A vrai dire dans ce livre où tout est si trivial (un verre de scotch dans une voiture lancée à belle allure sur une route brûlante suffit à provoquer le bonheur), les couleurs, l’impression de flottement des caractères exclusivement décrits par des dialogues géniaux, la présence d’une guerre au loin et la menace d’un tabou tranquillement violé donnent à cette histoires des airs de fable, de contes cruels illustrant sans peine la faiblesse de l’espèce humaine.

J’avais déjà aimé Paris est une fête, mais pour d’autres raisons que celles – éclatantes – qui me font aimer L’Etrange Contrée. Mon premier Hemingway m’avait séduit par sa description de la vie de bohème dans un Paris ancien et perdu, pourtant proche de nous par des lieux familiers comme la rue Mouffetard, le Boulevard Saint-Michel ou les quais de Notre-Dame… Celui-ci m’a emporté, par son écriture si simple et si tranchée, par ses relents de poisse suggérés qui m’ont rappelé Bukowski, par la route qui semble définitivement relier tous les grands écrivains de cette époque, par la fin si juste lorsqu’elle décrit le désespoir de l’écrivain qui a perdu son manuscrit de jeunesse, et enfin pour ces phrases qui m’ont fait rire et sur lesquelles je vais vous quitter :

« Ce n’était pas une méchante femme au départ. C’était une femme très bien, agréable et gentille et douée au lit et je pense qu’elle croyait vraiment tout ce qu’elle disait aux gens. Je pense vraiment qu’elle y croyait. C’est probablement ce qui était tellement dangereux. En tout cas, elle avait toujours l’air d’y croire. Mais je suppose que ça devient un handicap social d’être incapable de croire qu’un mariage n’a pas vraiment été consommé tant que le mari ne s’est pas suicidé. »
Ikkikuma
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le 8 juin 2014

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