La lunette à moitié réglée sur toute la guerre sociale en France

Novembre 2019. La sauce monte contre Jupiter, le "président des riches", celui de la classe bourgeoise et des capitalistes. Le projet gouvernemental visant à démonter le système collectif et socialisé des retraites agglomère les colères et les secteurs - le 5 décembre est sur les lèvres, on murmure que cette date sera le théâtre du début d'une (grève) "générale".
Je finis également de lire cet ouvrage de Romaric Godin, ancien journaliste spécialisé en actualité économique à l'échelle européenne et en macroéconomie au journal La Tribune, avant d'être évincé en raison de son positionnement hétérodoxe avec l'arrivée de nouveaux dirigeants. Désormais journaliste au service économie de Médiapart, Godin se spécialise dans le décryptage des contre-réformes gouvernementales.


S'il a délivré avec ce livre un tableau intéressant du "présent épais" - soit tous les événements et les mesures prises influençant aujourd'hui directement la situation sociale et économique, les politiques publiques -, marqué par un capitalisme actionnarial et néolibéral, dont Macron est le pur produit, il suscite de nombreuses remarques et critiques.


1 - La nature du néolibéralisme
La décennie qui vient de s'écouler a été particulièrement émaillée, en sciences sociales, par des essais et ouvrages sur le néolibéralisme (la genèse du courant ; ce en quoi il consiste ; la "pratique" du néolibéralisme ; néolibéralisme gouvernemental / individuel, etc). Justiciables de Michel Foucault et de sa description de l'individu à l'ère néolibéral, saisi par une biopolitique gouvernementale nouvelle, ces approches commettent souvent un péché intellectualiste et téléologique. Celui-ci consiste régulièrement à réduire le néolibéralisme à une doctrine parfaitement cohérente et dont les racines ont directement offert les clés économiques au personnel politique. Les travaux tendent souvent à "se partager" les facettes du néolibéralisme. Les uns insisteront sur l'économie politique portée par les néolibéraux, et notamment leur projet de fonder une "économie sociale de marché", dans laquelle des règles constitutionnalisées encadrent l'action gouvernementale, qui doit se réduire à organiser la concurrence au sein du marché. Les autres se concentreront sur la subjectivité à l'heure néolibérale, c'est-à-dire la manière dont différents dispositifs, portés par des technologies de pouvoir (dont les NTIC sont les outils les plus efficaces), orientent nos comportements. Les discours les accompagnant nous enjoignent même jusqu'à nous conduire en auto-entrepreneur de notre vie.
Romaric Godin s'inscrit pleinement dans la première approche, réduisant le néolibéralisme à son versant économique (si tant est que la séparation a du sens). Bien que ce choix soit pertinent pour saisir la transformation des régimes sociaux et des services publics portée par une fraction croissante des élites politiques, elle manque des aspects essentiels - j'y reviendrai par la suite, car ce point est lié à une autre critique.


2 - La nature de l'Etat
L'ouvrage est abordable, ce qui primordial pour un écrit visant à tracer le bilan d'un horizon politique existant depuis une trentaine d'années, et se réalisant pleinement avec le président actuel. J'ignore donc si c'est par simplification pédagogique ou par analyse limitée et réductrice de l'Etat, que Godin schématise à gros traits ce qu'est l'Etat. Il nous le présente comme une structure censée être "neutre", et qui l'est devenue à la libération, grâce à la force des formations syndicales et partisanes des ouvriers, et au leg du CNR. Il reconstruit un "modèle social français" dans lequel l'Etat est surtout un arbitre, qui ne serait ni trop en faveur du travail, ni trop en faveur du capital. S'il précise quelque fois que cette situation résulte d'un rapport de force, dans lequel les travailleurs ne cèdent pas de terrain aux capitalistes, nous n'avons aucune idée de la manière dont ce rapport de force se traduit au sein même de l'Etat. Et cela est notamment dû à une absence de tentative de définition et de construction de l'intérieur de l'Etat, qui demeure une boite noire. Il aurait pourtant pu, en se tournant vers Gramsci et Poulantzas, mieux présenter les conflits au sein de l'Etat, pour comprendre en quoi il existe en tant que "champ stratégique". Il nous rappelle certes les oppositions au sein des partis, entre courants différents, qui parviennent plus ou moins à influer sur les politiques publiques et les réformes. Mais il en vient à précisément réduire l'Etat à la seule autorité exercée par des gouvernements successifs - négligeant le rôle des administrations, des opposants, de la traduction concrète des politiques.


3 - La nature de la "guerre sociale" et du "mouvement social"
La dernière critique, principale à mes yeux, porte sur la construction même de ce qu'est la "guerre sociale" (dont la définition est une forme d'édulcoration du concept de la "lutte des classes" chez Karl Marx) et sur le "mouvement social" qui peut s'opposer aux contre-réformes gouvernementales. L'erreur majeure de Godin est d'avoir abstrait des "réformes économiques" de tout un ensemble de réformes, de circulaires, de discours ou de polémiques. Calquant son regard, il me semble, sur l'expérience des grèves de 1995, il construit l'opposition, "le mouvement social", de manière très classique : mobilisations interprofessionnelles portées par des syndicats unitaires et interpro. Il ignore donc ce qu'on nomme souvent avec beaucoup de dédain portée par une hiérarchie implicite, les "conflits sociétaux" (qui sont de vrais conflits sociaux qui posent la question de rapports sociaux de domination économique et social, comme les luttes féministes et antiracistes). Pourtant, la "guerre sociale" n'a clairement pas attendu le quinquennat de François Hollande et son durcissement, ni le début de celui de Macron, pour exister en France. De nombreuses enquêtes (dont celle de Matthieu Rigouste sur le secteur de l'armement et la police) reviennent ainsi sur le maintien de l'ordre et sur l'utilisation d'armes sur la population par les autorités depuis plusieurs décennies. Elles ne sont ainsi que généralisées depuis quelques années aux mouvements sociaux dits "traditionnels". Les habitants des "banlieues" ont donc subi la "main droite" de l'Etat et sa répression depuis si longtemps, qu'il ne s'agit que d'une transposition de cette guerre de basse intensité sur une plus grande échelle, et non d'une "nouveauté". L'Etat, présenté comme encore "redistributif" (dans les années 1980-1990), discriminait déjà ses "bons pauvres" des "mauvais", et son racisme institutionnalisé s'exprimait aussi à travers un maintien de l'ordre néocolonial dans les "quartiers".


Si son livre permet donc de juger Macron et de le replacer dans l'histoire économique du néolibéralisme en France, de voir en quoi son quinquennat en constitue l'expression enfin pleine, il n'emporte pas l'adhésion en raison des critiques que je viens de formuler. Les quelques fautes de frappe et d'écriture, un style assez plat, ainsi que de nombreuses redondances, grèvent la lecture.

Argentoine
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le 24 nov. 2019

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