La parution de cette BD, dans un contexte socio-économique tendu dans la plupart des régimes politiques occidentaux et de transformation accélérée des institutions sociales et politiques françaises depuis l'élection de Macron, est salutaire. Elle contribue effectivement, de manière (relativement) abordable et pédagogique, à retracer les conditions de possibilité du maintien d'un taux de chômage durablement élevé dans un environnement institutionnel plus favorable à la circulation du capital et aux mécanismes de libre-marché, ainsi que l'acceptation d'un discours de nécessité sur les (dures mais nécessaires) "réformes structurelles" qui seules permettraient de générer des profits, partant, la croissance, et donc l'emploi. Dans cette reconstruction, les auteurs montrent bien que si l'UE (anciennement CEE) occupe une place de premier choix, c'est avant tout parce que les différents acteurs nationaux (dont les responsables politiques français occupent une place trop méconnue) y ont pleinement contribué et se sont pour une partie ralliés aux promoteurs de "l'économie sociale de marché" et à la rationalité de marché.


Au terme d'une enquête très renseignée et méthodique - entretiens avec des responsables politiques de premier plan, des hauts fonctionnaires en exercice, des économistes, sociologues et essayistes, travail d'archive pour exhiber voire exhumer des notes et différents écrits dont la valeur comme administration de la preuve varie -, les lecteur·ice·s auront rompu avec l'ensemble des discours de lieux communs sur le chômage et surtout pu constater qu'un arbitrage sur le long terme a été effectué : plutôt le chômage que l'inflation et le recul des profits. L'ensemble des raisons sont bien présentées, avec un vrai intérêt pour la prise de décision politique circonstanciée, le poids des acteurs administratifs, des alliances derrière des slogans et figures d'autorité (ainsi de Jean Monnet, Robert Marjolin ou Jacques Delors). Dans cet ordre, les "socialistes" gouvernant durant les années 1980 ont tenu une place cruciale, puisqu'ils ont largement préparé les institutions pour les réformes actuelles, en particulier par la financiarisation dérégulée, et surtout capitulé face aux différentes formes de pouvoir privé existant. Pourtant, ainsi que le restituent les deux auteurs, ce gouvernement avait alors, à plusieurs reprises, la possibilité (pratique et théorique) de contester l'imposition d'un nouvel ordre économique sans mener à la "faillite" et à la saisie du FMI (brandie comme une grande menace). Certes, face à un tel objet, il est difficile de reconstruire, en particulier par le dessin et la mise en bulles, l'ensemble des mécanismes sans devoir passer parfois brutalement d'un processus à un autre, ou de pouvoir maintenir le dynamisme de l'histoire. Mais dans l'ensemble, le propos est plutôt clair pour tout·e lecteur·ice ayant des notions minimales en économie.


L'oeuvre est donc une contribution majeure à la démystification de la théodicée libérale sur l'emploi et le chômage, qui permet de balayer les mécanismes de la création monétaire, la financiarisation de l'économie, la dépolitisation des décisions budgétaires et monétaires, le changement de doctrines économiques, la relativité de l'idéologie (partisane) dans l'élaboration des politiques publiques, l'emprise de nouveaux mythes se fondant sur le courant mainstream de l'économie. Ce dernier prétend pouvoir enfermer le réel dans une série de dichotomies dont un terme permet de générer "les profits d'aujourd'hui, qui seront les investissements de demain et les emplois d'après-demain" pour paraphraser le théorème de Schmidt (chancelier allemand social-démocrate qui a largement contribué à achever la néolibéralisation de l'économie politique allemande et dont la caducité de sa maxime a été démontrée). L'autre terme est "irréaliste" et ne peut que conduire à l'envolée des déficits (vilain), l'alourdissement de la dette publique (très vilain) et enfin l'envolée de l'inflation (grand vilain).


Il ne manque finalement pas grand-chose au propos pour qu'il soit complet, sinon de renforcer les parties consacrées aux 20 dernières années et de s'intéresser davantage au rôle des institutions auxquelles les usager·e·s et les chômeur·se·s sont confronté·e·s pour décentrer le propos de l'étude des paradigmes et des choix politiques des grands responsables et des hauts fonctionnaires (cette histoire intellectuelle est évidemment très intéressante).
Finalement, il est curieux de constater l'absence relative mais remarquée de la participation des grandes entreprises et des capitalistes français au débat public et aux prises de décision (pourtant, la sociologie historique de ces grands décisionnaires du pouvoir économique ne manque pas).


Les enseignant·e·s, dont je fais partie, trouveront aussi un matériau intéressant pour illustrer certains chapitres et documenter certaines évolutions ou constituer certaines activités ;)

Argentoine
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le 14 avr. 2021

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