La tragédie à voix basse de deux vies

"Jamais je n'aurais pu seulement imaginer qu'un jour, dans l'une des télécabines montant du parc des Dahlias de Zaô jusqu'à l'étang Dokko, je puisse vous rencontrer ainsi à nouveau". C'est ainsi que commence la première d'une série de lettres échangées entre une femme et son ancien mari, restés dix années sans se revoir.

Il est difficile de dire clairement ce que Miyamoto Teru accomplit avec une rare générosité dans ce roman épistolaire, mais c'est imperceptiblement que ce livre monte au cœur, page après page, et que le travail du romancier se fait sentir de plus en plus délicat, profond, jusqu'à en être des plus magnifiques.

On pourrait parler, comme souvent dans la littérature japonaise, de la tragédie à voix basse, très basse, du quotidien ; de ces tragédies lentes et sans drames que sont le plus souvent les vies humaines, et dont seul le roman peut témoigner. Ici, les personnages rapportent au gré des lettres la déliquescence légère de leur vie, ce que Tchekhov appelait avec justesse l'enlisement, et la réussite du roman est précisément d'épouser patiemment le rythme particulier du quotidien, de témoigner dans le détail et parfois avec une longueur qui lui convient du courant doux-amer de la vie, jusque dans ce qu'il a de plus banal et de plus simple.
C'est la vie quotidienne, alors, qui devient à la lecture plus précieuse, plus digne, plus émouvante ; qui devient, en somme, plus éclairée, plus proche, mieux connue.

C'est cela il me semble, l'une des émotions les plus caractéristiques d'un certain type de roman japonais, dont Le Brocart est un exemple très fort : lorsque la douce et discrète mélancolie d'une vie, bien anonyme, et qui compte pour si peu dans le monde, se trouve l'instant d'un très fragile témoignage (dans un court roman, ici à peine 190 pages, ou dans une nouvelle) augmentée : trouve un semblant d'existence en plus, à peine plus, par l'entremise d'une plume délicate et respectueuse. Cette très belle phrase de la romancière Fumiko Hayashi me semble le dire à peu près : «Ces actes splendidement pitoyables des hommes perdus dans l'immensité infinie de l'univers, je les aime irrésistiblement ».

Dans cette perspective, Le Brocart est un roman japonais magnifique, et d'une humanité remarquable. La voix est donnée à part égale aux anciens époux (ce qui, pour le lecteur du Fusil de chasse de Yasushi Inoué, par ailleurs d'une beauté inoubliable, comble un certain désir : entendre enfin l'homme parler, s'expliquer, et témoigner de la vie qui lui reste). Les deux personnages apparaissent, au fil des esquisses successives des lettres, d'une justesse de ton et d'une vérité vraiment remarquables. Le romancier a su éviter des oppositions trop tranchées, et nous lisons vraiment les confessions de deux êtres, imparfaits et dégradés, abîmés, qui semblent être à peine inventés. L'ancien mari, en particulier, apparaît au fil des pages moins distant et moins fort qu'il ne le laisse transparaître au début, et c'est avec une certaine émotion qu'on le voit s'engager dans des entreprises, parfois bien fragiles, pour vivre tant bien que mal.

Dans plusieurs passages, on sent poindre une forme de pessimisme. La sexualité aussi est très présente, et on présume ce que certaines pages auraient pu être si un écrivain comme Houellebecq s'en était emparé. A dire vrai, l'air de ne pas y toucher, c'est à des thèmes aussi graves et forts que l'attirance sexuelle, le conflit entre le désir et les sentiments, l'intermittence des attachements (par exemple entre l'ancien mari et sa nouvelle femme, comme l'ancienne épouse et son nouveau compagnon), la difficulté d'être un homme auxquels le roman s'intéresse aussi ; mais la sobriété intelligente et la politesse clairvoyante de l'écrivain apportent une forme de compréhension toute généreuse et honnête, sans rien qui ne soit hautain ni moral, malgré la noirceur (et parfois la nullité toute quotidienne) de ces moments de vie. Et tout cela, bien sûr, avec une élégance et une poésie toutes japonaises...
Nody
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le 12 juin 2011

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Nody

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