Je découvre ce livre au moment même où je suis en train de comprendre certaines de mes façons de lire.

On lui reproche des personnages à la truelle et d'un relief homogène. Ce n'est pas faux, mais cela ne me dérange pas plus que cela - sinon quelques aspects un peu putassiers à la Largo Winch. Mais les personnages m'intéressent moins que les structures - sauf exceptions.

Je ne suis pas certain que ce roman-fleuve eût pu être plus court. Il donne le temps à un monde assez complexe de se bâtir de page en page, les personnages ayant la consistance de types permettant de tracer ces parcours sociologiques desquels on peut laisser se reconstruire une société. Certes on aurait pu rêver leur voir plus de chair - une critique que je trouve justifiée, sans qu'elle puisse limiter mon plaisir, je l'ai dit. Il n'en reste pas moins qu'ils tracent de cette Inde très avancées dans l'ère de Kâlî un portrait dont je ne suis pas certain qu'il eût pu telle quelle être transplantée ailleurs. Ne serait-ce pas celle que je connais - qui est celle des bananeraies et rizières du Kérala, bien loin de Varanasi - je la trouve en continuité avec certains de ses mouvements intimes - et violents. Peut-être peut-on parler de néo-exotisme, au sens où cette Inde plausible là est plus un espace où installer une intrigue qui lui soit cohérente que l'objet d'une tendresse immanente - mais cela est très différent de ce qu'en fait Faiseur de Lumière de Zelazni, où à mon sens l'exotisme du panthéon est par ailleurs assumé comme procédé de création littéraire.

La construction, peut-être, est un peu faible. Entonnoir ou faisceau convergent : cela reste une façon assez simple de maintenir l'attention, et, propre, l'exécution en est sans surprise. Demeure cela dit la sensation que l'empilement des intrigues est parfois artificielles - mais ce qui n'est pas nécessairement un défaut dans la mesure où cela consonne avec le monde décrit par l'auteur. Il est possible qu'un lecteur qui ne connaîtrait pas l'Inde s'y perde plus encore - j'ai souvent eu recours au glossaire. Je crois que c'est ce qu'a voulu l'auteur : quelque chose de foisonnant, possédant sa logique propre, étourdissant et vaguement écoeurant à l'image d'une époque prenant pour nom le plus mauvais des coups de dés et la déesse des champs de bataille. On peut cependant lui reprocher un manque de souffle (dans la construction) mais quelques belles pages, et un manque d'audace : les descriptions restant en deçà de la chair, on n'est assez rarement bousculé.

Les plus philosophes regretteront que les sujets soient simplement esquissés - ce sont ceux de l'hybridation, de la réalité du percept, du sens de l'émotion, des formes d'intelligence, des cohabitation de l'espèce humaine avec ses autres, etc. A mon sens, si exotisme il y a, c'est là qu'il se trouve : trop de thèmes, justement articulés, mais de façon encore lâches et sans que les conséquences en soient pleinement assumée - ni même parfois peut-être perçues.

Cela dit, revenant sur ce que j'écrivais à l'instant, je ne suis pas certain que ce qui pourrait passer pour un post-moderne du pauvre (on est désorienté, sans que cela soit l'oeuvre ou l'amorce d'un réel ébranlement) ne soit pas en fait une tentative plus subtile - dont on peut contester le résultat, bien sûr - de faire passer le concept dans l'ambiance seule - sale, boueuse, comme en surface des choses, cette surface que seule on peut percevoir quand on est confronté à quelque chose de trop désagréablement complexe. Ici, le lent tressage des révélations a quelque chose d'enthousiasmant, dans la saveur de délitement du monde.

Je ne bouderai donc pas mon plaisir. S'il n'est pas le chef d'oeuvre des chefs d'oeuvre, si je le referme sans cette tristesse d'avoir à quitter une lecture-monde où s'en est venu anastomoser un bout de mon âme, ce Fleuve des Dieu restera néanmoins dans ma bibliothèque. Me viendra certainement l'envie de le relire.
Kliban
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le 7 juil. 2014

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