J'ai reçu le livre (merci les éditions Gallmeister !) et j'ai voulu le commencer tout de suite, sans même lire le résumé. Si je l'avais fait, j'aurais sûrement laissé ce livre dans ma PAL très longtemps.
L'Eglise catholique, les prêtres et les scandales qu'on découvre depuis des années, sans la moindre surprise aujourd'hui, ce n'est pas le genre de romans qui m'attire. Sujet sensible, thématique casse-gueule.
Pourtant dès les premières pages j'ai été embarquée par cette histoire. Peut-être parce que l'autrice a fait le choix judicieux de nous raconter cette histoire sous l'angle familial. Comment une famille bancale peut réagir quand l'un des siens est accusé de pédophilie.


Mary a eu un premier enfant, Arthur, avec un homme qui a disparu dans d'étranges circonstances. Celle qui a dû apprendre à vivre seule, à travailler pour nourrir son fils, a fait la rencontre quelques années plus tard de Ted McGann, un Irlandais solide, sur lequel elle a pu se reposer. De lui, elle a eu deux autres enfants, Sheila et Mike, qui ont grandi côte à côte, tandis qu'Art partait faire ses études pour devenir prêtre.
Les parents ont vieilli, Mary doit aujourd'hui prendre soin de Ted, ancien alcoolique qui perd sérieusement la mémoire. Sheila s'est éloignée, vivant seule de son côté. Mike est resté dans le coin et a fondé une famille avec Abby, une femme qui l'a cadré, empêché de partir en tous sens. Et Arthur, prêtre d'une cinquantaine d'années, dont la foi a de temps en temps été ébranlée et qui se retrouve à présent accusé de pédophilie, tout comme la majorité de ses collègues.


Sheila est celle qui nous raconte l'histoire de sa famille, l'histoire d'Art. Elle exprime ses découvertes, ses doutes sur son frère qu'elle aime. Mais jusqu'à quel point peut-elle croire à son innocence ?


Entre l'alcoolisme et les pertes de mémoire de Ted, la rigueur de Mary, les routes prises par chacun, et surtout les non-dits, j'ai eu l'impression de reconnaître cette famille dysfonctionnelle qui fait vibrer mes cordes sensibles.



L'espace entre eux est traversé de ponts silencieux, fait de
semi-vérités et d'omissions. L'abîme en dessous est profond et large.
Ces mêmes ponts existent entre les générations. {...} Quand j'étais
enfant, ils jugulaient mon innocence comme l'aurait fait un garrot.
Sans savoir vraiment comment je le savais, je comprenais ce qui
pouvait être dit et ce qui devait être tu.



Comment croire que son propre frère puisse toucher un enfant ? Comment accepter que son image soit écornée ? Est-ce un mensonge et si oui, pourquoi ?
En nous racontant cette histoire, Sheila essaie de comprendre. Mike aussi de son côté va mener sa propre enquête et s'approcher trop près du bord.


Jennifer Haigh m'a surprise par la pertinence de son traitement des relations entre les membres d'une famille, mais également par des détails :



Que peut signifier une photo ? Il me semble maintenant que ce n'est
pas tant l'image en elle-même que le fait qu'elle ait été conservée.



par sa vision de l'amour :



Chaque nouvel amour est construit sur les ruines des amours
précédentes



Contrairement à toutes attentes, ce roman qui parle d'un sujet dérangeant, un sujet qui vraiment ne m'aurait pas plu sous un autre angle, a su me conquérir par ce qu'il raconte de la famille, de la solitude, de la vie, de la vieillesse et de la mort. C'est dans la relation à l'autre qu'on apprend à être soi, qu'on détermine les contours de ce que l'on est en tant qu'humain. En accordant sa confiance, on prend une décision et celle-ci a du poids dans ce que l'on choisit de voir, de croire ou non.



Elle se détestait d'avoir posé la question, de s'en soucier. Elle
n'avait pas été chercher Mike McGann. Il était venu à elle. Il s'était
immiscé dans sa vie et l'avait bouleversée. Elle se débrouillait très
bien toute seule, parfaitement bien. Elle resta étendue longtemps à
réfléchir. Comme toujours, ses soucis semblaient plus importants la
nuit. "Ça nous arrive à tous, lui avait un jour dit le père Art. La
nuit obscure de l'âme." La tristesse noire qui parfois l'engloutissait
: il n'avait pas essayé de lui donner de conseils, ou de la
contredire. Il avait simplement vu son angoisse et l'avait déclarée
normale, et elle en avait été réconfortée.



Les personnages sont tout en nuances, leur solitude nous frappe, leurs espoirs et leurs tentatives aussi. J'ai sincèrement aimé Mike, Sheila, Art et même Kath, des âmes solitaires perdues malgré leur foi en {la famille/la fratrie/Dieu/l'amour}. Même les personnages plus ou moins absents sont décrits avec une telle acuité de la condition humaine, que ça rend cette histoire incroyablement touchante.


D'une grande subtilité et assez universel, ce roman me marque plus par ce qu'il raconte des liens familiaux, de ce que l'on cache à ses proches et de ce que l'on accepte de révéler, plutôt que par les scandales d'abus sexuels au sein de l'Eglise.

Jude
8
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le 5 sept. 2021

Critique lue 208 fois

Jude

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