Le Premier Homme
7.6
Le Premier Homme

livre de Albert Camus (1994)

Ce livre est un brouillon, une esquisse, une ébauche d'un roman autobiographique inachevé que Camus, mort tragiquement dans un accident de voiture, ne terminera jamais. Et pourtant, il flotte dans l'ouvrage la saveur si particulière des rivages de l'enfance et la maturité d'un écrivain au sommet de son art.

Ce roman n'est sorti que près de 50 ans plus tard, sous cette forme parcellaire, et pourtant d'une grande qualité, nous laissant entrevoir l'écrivain écrivant. Camus corrige peu, il étale ses pages avec certitudes, après avoir pris des notes et fait des ébauches de plans. Quand il annote c'est pour ajouter essentiellement, rarement pour supprimer. Quand il se trompe, c'est que son écriture très petite est rendue illisible laissant quelques rares blancs ou scories au milieu des pages. Parfois il ne finit pas une phrase, voire se répète, d'un paragraphe à l'autre, ce qui participe du canevas qu'il brode, fait d'itérations, de souvenirs entremêlés. C'est sur ses personnages qu'il hésite le plus : tantôt Jacques ou Jean, tantôt Henri pour désigner son frère ou son oncle ; ils n'ont pas de noms définitifs et cela est signifiant sur leur statut social, anonyme, nous y reviendrons. A un moment, c'est l'écrivain qui se trahit dans ses intentions : il parle de la mère du personnage comme de Madame Camus. Car on l'aura rapidement compris : la mère c'est la sienne et Jacques Cormery c'est Camus.

Le roman est ainsi une exploration mémorielle en trois actes (bien que Camus n'en ait écrit que deux) : le premier autour du père, figure absente qui est morte quelques mois après la naissance de l'écrivain, autour du fils ensuite, désigné par "le premier homme" et enfin autour de la mère. D'ailleurs Camus avait prévu dans son plan de faire un récit du point de vue de sa mère, à demi-sourde et illettrée, ce qui aurait été un défi littéraire fascinant. On ignore les intentions finales de Camus car il dresse le portrait de sa mère durant tout le livre avec une délicatesse rare, presque proustienne. Autre manque : l'adolescence, dont on a dans ce livre que les esquisses et qui devaient servir Camus à marquer sa rupture avec le monde algérien de son enfance pour celui de la vie intellectuelle de la métropole avant de revenir trente ans plus tard, à la recherche du temps perdu. Et ici le temps est résolument perdu.

Le récit de l'enfance ici est d'une modestie sidérante. Les écrivains sont souvent bourgeois, issus de milieux privilégiés où l'écriture précisément est une activité possible, un loisir banal. Ici, il n'en est rien. Camus n'a pas eu une enfance malheureuse, mais très modeste, presque misérable.

Ce qui l’avait frappé justement, quand il avait découvert d’autres maisons, que ce soit celles de ses camarades de lycée ou plus tard celles d’un monde plus fortuné, c’était le nombre de vases, de coupes, de statuettes, de tableaux qui encombraient les pièces. Chez lui, on disait « le vase qui est sur la cheminée », le pot, les assiettes creuses, et les quelques objets qu’on pouvait trouver n’avaient pas de nom. Chez son oncle, au contraire, on faisait admirer le grès flambé des Vosges, on mangeait dans le service de Quimper. Lui avait toujours grandi au milieu d’une pauvreté aussi nue que la mort, parmi les noms communs ; chez son oncle, il découvrait les noms propres.

La première partie donc c'est la recherche d'un père disparu dans l'anonymat le plus complet. Plus personne ou presque ne s'en souvient lorsque le narrateur, âgé alors de 40 ans part à la recherche du disparu. Il va se recueillir sur la tombe de cet homme qu'il ne connait pas.

« C’est un parent ? demanda le gardien d’un air distrait. - C’est mon père. - C’est dur, dit l’autre. - Mais non, je n’avais pas un an quand il est mort. Alors vous comprenez. - Oui, dit le gardien, n’empêche. Il y a eu trop de morts. » Jacques Cormery ne répondit rien. Certainement, il y avait eu trop de morts, mais, quant à son père, il ne pouvait s’inventer une piété qu’il n’avait pas.

On croirait Meursault dans L'Etranger pour qui sa mère l'indiffère. Mais le personnage n'est en réalité pas indifférent à la mort de son père, disparu en 14 dans un régiment de zouave envoyé en première ligne.

C’est à ce moment qu’il lut sur la tombe la date de naissance de son père, dont il découvrit à cette occasion qu’il l’ignorait. Puis il lut les deux dates, « 1885-1914 » et fit un calcul machinal : vingt-neuf ans. Soudain une idée le frappe qui l’ébranla jusque dans son corps. Il avait quarante ans. L’homme enterré sous cette dalle, et qui avait été son père, était plus jeune que lui.

J'ai évoqué Proust. La démarche de Camus est la même. Car le souvenir ici passe par la sensation, le retour à des saveurs de l'enfance qui permettent de dérouler l'édifice du souvenir.

Quand il arriva devant la porte, sa mère l’ouvrait et se jetait dans ses bras. Et là, comme chaque fois qu’ils se retrouvaient, elle l’embrassait deux ou trois fois, le serrant contre elle ses bras les côtes, les os durs et saillants des épaules un peu tremblantes, tandis qu’il respirait la douce odeur de sa peau qui lui rappelait cet endroit, sous la pomme d’Adam, entre les deux tendons jugulaires, qu’il n’osait plus embrasser chez elle, mais qu’il aimait respirer et caresser étant enfant et les rares fois où elle le prenait sur ses genoux et où il faisait semblant de s’endormir, le nez dans ce petit creux qui avait pour lui l’odeur, trop rare dans sa vie d’enfant, de la tendresse.

Camus se laisse porter par le flot de ses souvenirs, alternant entre les époques et les lieux, lui à quarante ans, lui enfant, lui adolescent, sur les traces du père à Saint-Brieuc, sur les traces de la mère à Alger. Et de ce diptyque de géniteurs, la quête de sa propre identité. Mais voilà, l'identité des pauvres n'existe presque pas.

La mémoire des pauvres déjà est moins nourrie que celle des riches, elle a moins de repères dans l’espace puisqu’ils quittent rarement le lieu où ils vivent, moins de repères aussi dans le temps d’une vie uniforme et grise. Bien sûr, il y a la mémoire du coeur dont on dit qu’elle est la plus sûre, mais le coeur s’use à la peine et au travail, il oublie plus vite sous le poids des fatigues. Le temps perdu ne se retrouve que chez les riches. Pour les pauvres, il marque seulement les traces vagues du chemin de la mort.

Comme tout grand écrivain, Camus a des éclairs de lucidité, des formules terribles, en particulier ici sur la pauvreté, qu'il a vécu, vu et qu'il narre à la fois avec tendresse et mépris.

Le chômage, qui n’était assuré par rien, était le mal le plus redouté. Cela expliquait que ces ouvriers, chez Pierre comme chez Jacques, qui toujours dans la vie quotidienne étaient les plus tolérants des hommes, fussent toujours xénophobes dans les questions de travail, accusant successivement les Italiens, les Espagnols, les Juifs, les Arabes et finalement la terre entière de leur voler leur travail — attitude déconcertante certainement pour les intellectuels qui font la théorie du prolétariat, et pourtant fort humaine et bien excusable. Ce n’était pas la domination du monde ou des privilèges d’argent et de loisir que ces nationalistes inattendus disputaient aux autres nationalités, mais le privilège de la servitude.

Camus constate ce temps perdu avec horreur :

Elle le disait et le croyait, mais sans plus penser à son mari, maintenant oublié, et avec lui le malheur d’autrefois. Et plus rien ne restait, ni en elle ni dans cette maison, de cet homme dévoré par un feu universel et dont il ne restait qu’un souvenir impalpable comme les cendres d’une aile de papillon brûlée dans un incendie de forêt.

Le livre commence par sa naissance, à la veille de la première guerre mondiale et finit au milieu de celle de la guerre d'Algérie. Cette violence humaine, Jacques Cormery semble l'avoir très tôt intégrée, elle fait partie de son identité, comme pupille de la nation. Il estime malgré ses absences du père et de la mère, qui leur doit tout, jusqu'à sa philosophie, résolument pacifiste, comme lorsqu'il rapporte les mots de son père, qu'il imagine, à la guerre. Voici un passage qui résonne étrangement en ces temps de conflit. Ainsi, lorsque le père du narrateur aurait découvert les corps sans vie de soldats français en faction, les organes génitaux découpés et placés dans leur bouche de façon barbare par des rebelles Marocains, il s'insurge avant que son camarade ne le tempère. Camus a tout dit de notre monde.

Levesque, qui réfléchissait, avait répondu que, pour eux, c’était ainsi que devaient agir les hommes, qu’on était chez eux, et qu’ils usaient de tous les moyens. Cormery avait pris son air buté. « Peut-être. Mais ils ont tort. Un homme ne fait pas ça. » Levesque avait dit que pour eux, dans certaines circonstances, un homme doit tout se permettre et {tout détruire}. Mais Cormery avait crié comme pris de folie furieuse : « Non, un homme ça s’empêche. Voilà ce qu’est un homme, ou sinon… » Et puis il s’était calmé. « Moi, avait-il dit d’une voix sourde, je suis pauvre, je sors de l’orphelinat, on me met cet habit, on me traîne à la guerre, mais je m’empêche - Il y a des Français qui ne s’empêchent pas, avait {dit} Levesque. - Alors, eux non plus, ce ne sont pas des hommes. »

Camus hésite entre la honte et la fierté, ne sachant jamais s'il doit être fier de ses origines modestes ou s'il doit les enfouir au fond de lui. Très tôt, il prend conscience de cette tragédie du monde.

Jacques, de son côté, désireux d’une part de ne pas gêner les voisins et soucieux surtout de ne pas annoncer à la salle entière que la grand-mère ne savait pas lire (elle-même parfois, prise de pudeur, lui disait à haute voix, au début de la séance : « tu me liras, j’ai oublié mes lunettes »), Jacques donc ne lisait pas les textes aussi fort qu’il eût pu le faire.

Tout du destin de Camus s'est joué dans l'enfance, ce que lui dira par lettre d'ailleurs son ancien instituteur, présent dans le livre et que Camus vénérait comme un père, dressant de lui un portrait très touchant qu'il ne lira jamais puisque le livre resta brouillon 50 ans. Ses pères de substitutions seront d'ailleurs toujours des professeurs.

Ce livre transpire la vérité propre aux écrivains. Il s'attarde avec une délicatesse rare sur les personnages, leurs paradoxes, leurs vies simples : décrivant les gestes simples des cuisinières, des servantes, des femmes et du frère qui vivaient avec lui. La grand-mère, dure et fière, qui le battait et qui lui a laissé sa chance, la mère, aimante, douce mais sans tendresse et recluse, le frère, brillant et timide, et lui-même, rêveur et indiscipliné. Il décrit les scènes de football, sa passion, dans les rues d'Alger, sa fascination enfantine pour le tramway et la ville qui s'anime sous ses yeux, les animaux, les bêtes, la mer, les vies et les choses minuscules. Au fond, Camus parle des autres, sa famille, sa terre natale devenue lointaine, ne se dévoilant que par leurs vies à eux. Il rend hommage aux pauvres, aux oubliés ; il cherche des disparus. C'est une magnifique quête et il vit une sorte d'odyssée, revenir sur son Itaque natale qui n'est jamais que le pâle reflet de ce qu'elle avait été.

Car au fond, tout ce qui a fait le philosophe et l'écrivain, c'est l'enfance. Le premier homme c'est l'enfant. C'est là qu'il va prendre conscience des choses, avec lucidité et intelligence. Le souvenir se déclenche en des occasions particulières, très poétiques, par la répétition de motifs si particuliers à l'auteur et à sa vie personnelle : le soleil, la mer, le vent, tout ce qui a trait à la Méditerranée. Lire ce livre c'est finalement comprendre la vie de Camus et de tous ses livres, comparé à la froideur de L'Etranger, ici il y a l'amour et la sincérité du narrateur.

Jacques Cormery, le regard levé vers la lente navigation des nuages dans le ciel, tentait de saisir derrière l’odeur des fleurs mouillées la senteur salée qui venait en ce moment de la mer lointaine et immobile quand le tintement d’un seau contre le marbre d’une tombe le tira de sa rêverie.

Il faut ici se pencher sur son rapport à la nature, à la simplicité de l'existence, que l'on retrouve chez son maitre à penser Jean Grenier dont il emprunte les motifs d'ailleurs (et qu'il cite dans ses notes) : le chat qui dort dans une cour, la mer salée qui charrie l'odeur du large, le soleil qui infuse partout jusqu'à la colère. Plusieurs scènes évoquent d'autres de ses oeuvres : cette indifférence envers le père ferait presque penser à celle de Meursault pour sa mère, puis ce soleil assassin qui rend fou, faisant qu'un barbier, subitement, égorge un client, car il a trop chaud. L'histoire sanglante, enténébrée qu'il nous narre est toute méditerranéenne. C'est pour cela qu'on aurait le tort de le croire pessimiste. Camus croit dans la tragédie et jamais dans le drame. Pour lui il y a des choses inconciliables : l'Algérie/La France, la misère/la richesse, qui jamais ne pourront plus se marier. Il écrit d'ailleurs lorsque l'Algérie se déchire et le déplore. Un paysan français, cultivant en Algérie a ses mots : "jeune homme puisque nous avons commis ici un crime, il nous faut l'effacer." Camus, comme toujours ne tranche pas, il observe en tragique le temps qui passe. C'est cela qu'il explique dans le mythe de Sisyphe et dans son analyse de la révolte. On comprend aussi son combat contre la pauvreté. Il vit de ces deux mondes déchirés. Il n'est jamais dans le drame mais au contraire accepte, comme tout tragique, sa destinée par l'abnégation, le travail et l'amour des choses simples.

Et lui aussi, plus qu’elle peut-être, puisque né sur une terre sans aïeux et sans mémoire, où l’anéantissement de ceux qui l’avaient précédé avait été plus total encore et où la vieillesse ne trouvait aucun des secours de la mélancolie qu’elle reçoit dans les pays de civilisation [ ], lui comme une lame solitaire et toujours vibrante destinée à être brisée d’un coup et à jamais, une pure passion de vivre affrontée à une mort totale, sentait aujourd’hui la vie, la jeunesse, les êtres lui échapper, sans pouvoir les sauver en rien, et abandonné seulement à l’espoir aveugle que cette force obscure qui pendant tant d’années l’avait soulevé au-dessus des jours, nourri sans mesure, égale aux plus dures des circonstances, lui fournirait aussi, et de la même générosité inlassable qu’elle lui avait donné ses raisons de vivre, des raisons de vieillir et de mourir sans révolte.

Camus n'oublie pas non plus de rendre hommage à la littérature, à sa vocation d'écrivain, notamment cette scène magnifique où sa mère illettrée tente de comprendre la passion dévorante de son fils pour les livres :

Elle regardait le double rectangle sous la lumière, la rangée régulière des lignes ; elle aussi respirait l’odeur, et parfois elle passait sur la page ses doigts gourds et ridés par l’eau des lessives comme si elle essayait de mieux connaître ce qu’était un livre, d’approcher d’un peu plus près ces signes mystérieux, incompréhensibles pour elle, mais où son fils trouvait si souvent et durant des heures une vie qui lui était inconnue et d’où il revenait avec ce regard qu’il posait sur elle comme sur une étrangère.

Livre inachevé, parcellaire, Le Premier Homme est une vaste enquête sur les terrains de la mémoire, sur les parcelles de souvenirs, morcellées, non terminées qui peuplent la mémoire de Camus. L'écrivain signe étrangement ses propres mémoires, alors que ce devait être un roman, comme s'il avait pressenti la mort proche, qui ne fait que rôder, presque prémonitoire, dans ce livre. Il y a énormément à dire, à analyser, tant la lecture est dense et riche, faite de longue phrase proustienne, mais au style plus simple et lumineux. Les références littéraires sont nombreuses : Céline, Dostoiveski, Proust et j'en passe. Un livre testament sur la pauvreté dont il se dégage néanmoins une force de vivre bouleversante, une sensibilité rare, celles d'un écrivain au faîte de son talent.

Tom_Ab
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le 28 oct. 2023

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