Avec Le Rivage des Syrtes Julien Gracq reçoit le prix Goncourt qu'il refuse.


Dans celui-ci, Aldo un jeune héritié de la très veille seigneurie d'Orsenna, obtient un poste d'observateur dans un région éloignée, le rivage des Syrtes. De l'autre côté de la mer, se trouve le Farghestan, l'ennemi de toujours. La guerre qui les oppose est implicitement tue depuis 3 siècles. Il demeure un danger lointain, un là-bas, un ailleurs, qui va devenir le moteur imaginaire du développement du personnage :


> "Le Farghestan avait dressé devant moi des brisant de rêve, l'au-delà fabuleux d'une mer interdite". (p. 199).


C'est cet "au-delà fabuleux", cette utopie, dont l'essence est d'être imaginaire qui va devenir le moteur clé du récit. Création imaginaire par excellence, double du réel, idéal, il s'offre comme meilleur que la vie actuelle. Il est l'inconnu sur lequel Aldo va projeter tous ses fantasmes, imaginer une compensation à son quotidien qui lui déplaît :


> Le sommeil défait d'Orsenna […] avait été la permission de mes rêves aventureux […] le Farghestan comme figure que j'exhumais à mon gré (p. 74).


Ce lieu utopique, on ne l'apercevra qu'une seule fois dans le récit, lors l'ekphrasis du tableau de la destruction de Rhages, au palais Aldobrandi. Lorsque, finalement, Aldo accède à l'utopie, qu'on comprend que les troupes du Farghtestan ont pénétré Orsenna, le récit s'achève : "le décor était planté" (p. 322) mais le spectacle lui n'a pas lieu.


C'est justement sur cette absence d'action que repose le récit. Julien Gracq réussit à nous maintenir dans ce "rêve éveillé de quatre-cent pages" grâce non pas à l'intrigue, car il n'y en a pas vraiment, mais au plaisir du texte (pour citer Roland Barthes). Il le présente d'ailleurs comme un " un rêve qui emprunte à la veille la capacité d’être restitué mais qui entrevoit ce que seule la rêverie peut entrevoir". Il se construit autour de l'attente et s'achève en "plantant le décor", mais sans nous laisser entrevoir la scène tant attendue. Il fait naître chez le lecteur le désir de voir enfin apparaître ce qui est évoqué tout au long du récit, et au moment où ce désir atteint son point culminant, il l'empêche d'être satisfait.


Finalement, le but - atteindre le Farghestan - importe moins que le moyen utilisé pour le faire apparaître. C'est dans ce déploiement de moyens que l'œuvre puise sa beauté. Le personnage attend, il ne lui arrive quasiment rien, du coup, il se reporte sur des réflexions personnelles, sur ses désirs, et sur la contemplation des paysages. Et nous, lecteurs, voyons se déployer des passages d'une beauté toute particulière :


> Citation Je descendais déjà les dernières marches de mon belvédère préféré quand une apparition inattendue m'arrêta, dépité et embarrassé : à l'endroit exact où je m'accoudais d'habitude à la balustrade se tenait une femme.
Il était difficile de me retirer sans gaucherie, et je me sentais ce matin-là d'humeur particulièrement solitaire. Dans cette position assez fausse, l'indécision m'immobilisa, le pied suspendu, retenant mon souffle, à quelques marches en arrière de la silhouette. C'était celle d'une jeune fille ou d'une très jeune femme. De ma position légèrement surplombante, le profil perdu se détachait sur la coulée de fleurs avec le contour tendre et comme aérien que donne la réverbération d'un champ de neige. Mais la beauté de ce visage à demi dérobé me frappait moins que le sentiment de dépossession exaltée que je sentais grandir en moi de seconde en seconde. Dans le singulier accord de cette silhouette dominatrice avec un lieu privilégié, dans l'impression de présence entre toutes appelée qui se faisait jour, ma conviction se renforçait que la reine du jardin venait de prendre possession de son domaine solitaire. Le dos tourné aux bruits de la ville, elle faisait tomber sur ce jardin, dans sa fixité de statue, la solennité soudaine que prend un paysage sous le regard d'un banni; elle était l'esprit solitaire de la vallée, dont les champs de fleurs se colorèrent pour moi d'une teinte soudain plus grave, comme la trame de l'orchestre quand l'entrée pressentie d'un thème majeur y projette son ombre de haute nuée. La jeune fille tourna soudain sur ses talons tout d'une pièce et me sourit malicieusement. C'est ainsi que j'avais connu Vanessa. (p. 51).

NanaYazawa
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le 3 janv. 2017

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