C'est une étrange maison. Une maison correcte, bien sûr, où les "visiteurs" sont priés de bien respecter le sommeil des jeunes femmes. Le vieil Eguchi (67 ans) y vient pour se coucher à côté d'une demoiselle endormie et nue, qu'il peut contempler et caresser à loisir. Une seule règle, très importante : ne pas réveiller la "belle endormie".
Cette étrange maison est donc close, et ces demoiselles sont plus ou moins des prostituées. Si je ne craignais pas l'oxymore, je dirais que ce sont des prostituées chastes. Eguchi s'étonne même de les trouver encore vierges. Et l'érotisme du roman tournera, entre autres, autour de cette apparente contradiction, des filles à la fois professionnelles du charme et innocentes à la fois. Le rêve de tout homme.
Même si tout est vu selon le regard d'Eguchi, le roman se centre autour de ces filles et de ce qu'elles symbolisent.
D'abord, l'érotisme, bien entendu. Ce roman est érotique, incontestablement. Les scènes où Eguchi explore le corps de ces demoiselles, explorations racontées avec précisions et détails tout en restant chastes et évocatrices, sont d'une grande force poétique et érotique.
Mais ces filles sont bien autre chose également. Par leur (insolente ?) jeunesse, elles renvoient Eguchi à sa vieillesse. Une vieillesse triste et solitaire où le personnage n'a qu'un seul passe-temps : se plonger dans ses souvenirs. Et Eguchi ne cesse de se répéter, comme un mantra, qu'il n'est pas aussi décrépi que les autres hommes de son âge, qu'il peut encore honorer une femme, façon de se convaincre que tous les méfaits de la vieillesse l'ont épargné, sorte d'auto-persuasion somme toute peu efficace.
Les "Belles Endormies" sont aussi un symbole de la triste condition féminine. Droguées, endormies et exposées pour le seul plaisir des hommes, elles rappellent que les femmes sont quasiment dénuées du moindre droit. Eguchi lui-même évoque, lors de ses souvenirs, sa façon de traiter les femmes, à commencer par son épouse, qu'il trompe allégrement : "D'avoir épousé sa femme, d'avoir veillé à l'éducation de ses filles, voilà qui était communément tenu pour un bien, et pourtant il les avait entravées dans la durée de leur temps et il avait contrôlé leur vie de femme au point d'infléchir jusqu'à leur caractère."
Des filles qui, enfin, symbolisent la mort. Une mort omniprésente dans l'évocation de la vieillesse, bien sûr, mais également à travers un érotisme morbide, puisque la fille est réduite à l'état d'un corps nu inerte.

L'aspect immoral de tout cela vient renforcer encore l'érotisme du roman. La notion de souillure est très présente, surtout dans les souvenirs d'Eguchi. Car chacune des cinq soirées qu'il passera dans cette maison lui ramènera en mémoire cinq souvenirs, cinq femmes, cinq histoire non pas d'amour mais de sexe et de souillure. Là aussi, la situation des "Belles endormies", à la fois catins et virginales, est impressionnante de force poétique et symbolique.
Car le roman de Kawabata est un véritable poème. Très court mais d'une grande beauté, il cache une grande profondeur sous des aspects calmes et faussement sereins. Le sexe et la mort. Deux des plus profondes préoccupations humaines réunies indissociablement en un texte remarquable, concis et profond en même temps. Chef d’œuvre.
(8,5/10)

Créée

le 5 juin 2014

Critique lue 1.9K fois

49 j'aime

7 commentaires

SanFelice

Écrit par

Critique lue 1.9K fois

49
7

D'autres avis sur Les Belles Endormies

Les Belles Endormies
Docteur_Jivago
8

Les Cendres du temps

Les Belles Endormies semble se baser sur un principe paraissant être une contradiction, du moins dans le monde occidental, avec ce qui pourrait s’apparenter à des prostituées (payer pour passer une...

le 17 août 2020

17 j'aime

6

Les Belles Endormies
Electron
7

Si vulnérables

Dans ce court roman (128 pages) qui date de 1961, Yasunari Kawabata (prix Nobel de littérature 1968) imagine une maison close assez particulière, qui lui permet d’alimenter une réflexion sur les...

le 3 févr. 2021

16 j'aime

8

Les Belles Endormies
BibliOrnitho
5

Critique de Les Belles Endormies par BibliOrnitho

Le vieil Egushi, soixante-sept ans, pénètre pour la première fois dans un établissement un peu particulier. Moyennant finance, on permet à de vieux messieurs (des clients de tout repos) de s’endormir...

le 29 nov. 2013

11 j'aime

8

Du même critique

Starship Troopers
SanFelice
7

La mère de toutes les guerres

Quand on voit ce film de nos jours, après le 11 septembre et après les mensonges justifiant l'intervention en Irak, on se dit que Verhoeven a très bien cerné l'idéologie américaine. L'histoire n'a...

le 8 nov. 2012

256 j'aime

50

Gravity
SanFelice
5

L'ultime front tiède

Au moment de noter Gravity, me voilà bien embêté. Il y a dans ce film de fort bons aspects, mais aussi de forts mauvais. Pour faire simple, autant le début est très beau, autant la fin est ridicule...

le 2 janv. 2014

218 j'aime

20

Chernobyl
SanFelice
9

What is the cost of lies ?

Voilà une série HBO qui est sans doute un des événements de l’année, avec son ambiance apocalyptique, ses flammes, ses milliers de morts, ses enjeux politiques, etc. Mais ici, pas de dragons ni de...

le 4 juin 2019

214 j'aime

32