L’imagerie traditionnelle japonaise a ceci de pratique pour nous autre occidentaux que la culture nippone nous semble familière. Nous pensons alors pouvoir aisément nous immerger dans sa littérature, surs de notre savoir. Il en est pourtant des certitudes comme des floraisons automnales : elles peuvent se faner aussi promptement qu’elles sont apparues.


Suivre le parcours de ces dames endormies requiert ainsi une attention toute entière tournée vers la délicatesse de l’écriture de Kawabata. Située à une époque indéfinie qui renforce le mystère de la lecture, l’intrigue nous donne à sentir l’infinie charme que dégage des personnages désillusionnés. N’est-ce pas le sens premier d’une œuvre, sous quelque forme que ce soit, que de puiser dans notre imaginaire pour mieux nous introduire dans des univers inconnus ? L’auteur l’illustre parfaitement, qui suit le parcours d’un vieil homme au seuil de sa vie. Que peut-il bien attendre de ces visites continues dans cette maison close qui puisse le sublimer ? la réponse n’est jamais directe, elle est à chercher dans les interstices d’une narration raffinée. Elle use pour cela d’ellipses temporelles, de procédés linguistiques résolument évasifs et de tout un arsenal grammatical en lien avec la mémoire enfouie.


Plus que l’introspection de son pays, le récit sonde l’intimité d’un homme accablé. Les maux sont sans paroles, ils se devinent sur le corps frêle de cet ère qui touche du doigt la divine sensualité de ces jeunes filles sans destin. La volupté réveille le désir renfrogné et ses desseins en sont à jamais changés. Il faut ne jamais avoir éprouvé pareil besoin pour ne pas être touché par le subit épanouissement du vieillard.


Le frémissement des courbes juvéniles va de pair avec l’inertie des anatomies, fantasmes de veufs murés dans leur silence. Le plaisir n’est pas affaire de virilité dominatrice, il est le faible de toute âme humaine qui tend à rallumer la flamme évaporée. Ces demoiselles, au passé flou et à l’avenir incertain, s’ignorent un tel pouvoir d’attraction. Elles sont l’expression d’une ingénuité déflorée qui ne savent quelle autre destinée épouser. C’est ainsi que le chemin incertain de l’un croise les existences éprouvées d’autres, construisant par cet arc littéral la fluidité d’un style précieux. L’érotisme qu’il élabore n’est jamais fallacieux, il instruit une bienveillance qui donne sens au fil conducteur.


Ce court roman fait preuve d’une belle audace dans sa volonté de puiser son inspiration dans le « pinku eiga », ce cinéma de genre sexuel très prisé dans les années 60 dans l’archipel. Hasard ou coïncidence, il est écrit à la même époque. A une différence près, et de taille : la violence des images y est éludée pour une poésie plus prégnante. L’écrivain pense à juste titre que la force des mots vaut plus que l’excès de fureur. Et il s’y emploie très obséquieusement. L’épure employée rend merveilleusement bien compte de cette envie. Peut-on juste lui reprocher de perdre en intensité dans sa conclusion, trop hâtive ? Il serait inélégant de lui imputer une quelconque imprécision, mais nous pourrions attendre d’un tel contenu qu’il ne s’affaiblisse pas ainsi. N’en faisons pas cas, car tel qu’il se présente à nous ce livre à toutes les chances de plaire aux amoureux des belles lettres.

Créée

le 9 oct. 2015

Critique lue 753 fois

9 j'aime

2 commentaires

Critique lue 753 fois

9
2

D'autres avis sur Les Belles Endormies

Les Belles Endormies
Docteur_Jivago
8

Les Cendres du temps

Les Belles Endormies semble se baser sur un principe paraissant être une contradiction, du moins dans le monde occidental, avec ce qui pourrait s’apparenter à des prostituées (payer pour passer une...

le 17 août 2020

17 j'aime

6

Les Belles Endormies
Electron
7

Si vulnérables

Dans ce court roman (128 pages) qui date de 1961, Yasunari Kawabata (prix Nobel de littérature 1968) imagine une maison close assez particulière, qui lui permet d’alimenter une réflexion sur les...

le 3 févr. 2021

16 j'aime

8

Les Belles Endormies
BibliOrnitho
5

Critique de Les Belles Endormies par BibliOrnitho

Le vieil Egushi, soixante-sept ans, pénètre pour la première fois dans un établissement un peu particulier. Moyennant finance, on permet à de vieux messieurs (des clients de tout repos) de s’endormir...

le 29 nov. 2013

11 j'aime

8

Du même critique

Benedetta
Sabri_Collignon
4

Saint Paul miséricordieux

Verhoeven se voudrait insolent et grivois, il n'est au mieux que pathétique et périmé. Son mysticisme atteint des sommets de kitch dans une parabole pécheresse qui manque clairement de chaire (un...

le 13 juil. 2021

36 j'aime

Pas son genre
Sabri_Collignon
7

La Tristesse vient de la Solitude du Coeur!

Lucas Belvaux,réalisateur belge chevronné et engagé,est connu pour sa dénonciation farouche des inégalités sociales et sa propension à contester l'ordre établi.Ses chroniques dépeignent souvent des...

le 4 mai 2014

30 j'aime

14

Les Délices de Tokyo
Sabri_Collignon
8

Le Triomphe de la Modestie

Naomie Kawase est cette cinéaste japonaise déroutante qui déjoue volontairement depuis ses débuts la grammaire conventionnelle du 7ème art. Elle possède cet incroyable don d'injecter une matière...

le 11 août 2015

29 j'aime

5