Les Furtifs
7.2
Les Furtifs

livre de Alain Damasio (2019)

Le difficile exercice de la synthèse

Avec son dernier roman Les Furtifs, Alain Damasio nous prouve malgré lui que l'art de la synthèse est décidément bien difficile. En résumé : un bon roman et une langue bien maîtrisée, mais qui parfois cherche son identité et son rythme.


/!\ Attention, critique avec spoilers. /!\



Un roman inégal



Si l'on résume Les Furtifs grossièrement sans prendre de gants, c'est La Zone du Dehors en version augmentée, enrichie de l'expérience de La Horde du Contrevent.


D'abord, le roman introduit quelques bonnes trouvailles de science-fiction sur cette projection dans un avenir proche. Il en est ainsi des avenues dont l'accès est conditionné par le statut social, sorte de privatisation progressive de l'espace public : la rue n'est plus un bien commun. Et plus généralement, le passage du public au privé dans quasiment tous les domaines : les milices privées remplacent la police, l'illégalité de l'enseignement gratuit, etc.


Ensuite, l'aspect humain est bien plus élaboré que dans La Zone du Dehors, ce qui est un grand soulagement. Damasio a su rendre la recherche de Tishka presque viscérale (une quête épique, à sa manière), la relation de Lorca avec Sahar est intéressante et évolue au fil du roman. C'était l'échec de La Zone du Dehors, qui ne parvenait pas à donner vie à ses personnages (l'amourette du roman était ainsi superficielle). Les Furtifs nous gratifie de sentiments plus forts, mieux écrits, mieux maîtrisés.


Enfin, autre bon point, les scènes d'action sont prenantes et leur rythme y est bien dosé. Les chasses aux furtifs sont bien décrites, et le champ lexical du son est utilisé à son plein potentiel.


Malheureusement, d'un autre côté, Alain Damasio ne peut pas s'empêcher de retomber dans ses éternels travers narratifs. Il peine à se réinventer (il aura tout de même tenu quelques dizaines de pages avant de citer Deleuze), et recourt aux mêmes artifices qui déjà avant ne convainquaient pas. Ainsi, les cours pompeux de Varech ou la "discussion" dans le taxile rappellent le prétexte du cours donné par Captp dans son premier roman. Alain Damasio se rêve en professeur qui dispense sa vision de la société, sans contradiction (ou avec une contradiction mise en scène servant de faire-valoir à ses thèses).


D'autres passages, moins politiques, sont ampoulés et dénués de rythme, on pensera notamment aux interminables scènes avec Louise Christofol, souvent vides de sens : beaucoup de paroles pour quelques expériences littéraires assez peu convaincantes. Mention spéciale à la restitution des travaux sur le , où cette fois on touche le fond. Damasio fait justement dire à Lorca que cette restitution est décevante et s'auto-alimente en une bulle littéraire vide. Alors pourquoi cet exercice d'oulipo imposé au lecteur qui en aura très vite compris la vacuité ? Dénonciation de l'entre-soi du milieu culturel français ? Non, on dirait surtout que Damasio n'a pas résisté à partager avec le lecteur ses travaux et essais sur la langue et ce nouveau langage furtif. Mais Damasio a beau être brillant dans sa maîtrise du langage, inventer une langue n'est pas qu'un exercice d'oulipo : n'est pas Tolkien qui veut.


Enfin, la conclusion interminable d'un roman qui n'en finit plus, qui ne sait plus s'arrêter, comme si l'auteur ne savait pas vraiment à quel moment mettre un point final. En définitive, on aurait pu amputer le récit de tout ce qui concerne Louise Christofol et ses poètes, et raccourcir la conclusion vers quelque chose de plus tranchant, de plus acéré et de plus marquant. Cet étirement des cent dernières pages les rend assez confuses : où Alain Damasio veut-il en venir ? Le contre-exemple parfait est La Horde du Contrevent, dont la fin, bien que prévisible, est impeccable.



Le jeu du langage



Avec Alain Damasio, on ne saurait omettre de parler de l'utilisation de la langue et du style. Le point fort de Damasio, et il ne l'ignore pas, c'est le style et surtout le jeu avec le langage. Il crée des mots qui n'existent pas et pourtant ont du sens dès la première lecture, joue avec les sonorités comme avec une partition et recycle le jeu de ponctuation de La Horde du Contrevent (recyclage en définitive plutôt bienvenu).


Les passages où Lorca narre le récit au conditionnel sont déroutants jusqu'à ce que l'on en comprenne le sens. C'est bien trouvé, mais cela peut installer le lecteur dans une position peu claire pendant la moitié du roman.


Enfin, autre élément appréciable, le langage de Tishka qui est étrange et fluide, l'hybridation des mots étant poussée à son potentiel maximum. Les inventions sont très poétiques et j'ai trouvé l'exercice très séduisant.


Par contre, je n'ai pu m'empêcher d'être agacé par certaines choses. D'abord, le personnage de Toni Tout-Fou qui parle en "franglais wesh-sa-mère geek". On aboutit à un résultat qui m'a semblé lamentable (je n'ai pas trouvé de formulation plus adéquate pour exprimer mon ressenti). Une espèce de stéréotype où Damasio semble recycler tous les clichés sur la culture geek et le "langage des djeunz de banlieue", pour en fait un mix assez immonde.


Enfin, autre point noir, le style de Damasio qui est toujours aussi prétentieux. A le lire, on sent qu'il se pense plus intelligent que son lecteur. Le problème, au fond, n'est pas qu'il le pense, mais que ça se ressente si pesamment dans l'écriture. Il donne des leçons et se regarde écrire, et l'on devine derrière le texte pas mal d'autosatisfaction. Certains passages sont des prétextes à peine déguisés pour que transformer un roman en cours de sociologie pompeux. Ainsi comme on l'a mentionné plus haut, les passages où le personnage de Varech entame des monologues de plusieurs pages ou, pire, celui de la conversation avec l'IA dans le taxile qui apparaissent comme des facilités scénaristiques pour rédiger un essai condensé au milieu de l'action. Malheureusement, cela brise le rythme du roman. Damasio aurait tout aussi bien fait de rédiger un essai à part. N'est pas Foucault qui veut.



Des personnages recyclés



Beaucoup de similitudes entre les personnages du roman et ceux des précédents du même auteur.


Ainsi Lorca, c'est Damasio. Tout comme Captp dans La Zone. Et, dans une moindre mesure, Sov dans La Horde. Le personnage de Lorca est plus mature, moins donneur de leçons. Est-ce parce que Damasio lui-même a mûri en vingt ans et projeté cela sur son personnage narrateur ?


De même, Agüero est une version à peine déguisée de Slift de La Zone et de Golgoth de La Horde. Franc, nerveux, intransigeant. Au moins Agüero est-il, là aussi, plus mûr et réfléchi.


On peut citer pas mal d'autres exemples, comme les similitudes entre Arshavin et Pietro de La Horde, où l'on retrouve la vision que Damasio a de la "véritable noblesse" : celle qui est tournée vers la simplicité et vers les autres. Ces derniers demeurent malgré tout des personnages que j'ai beaucoup appréciés.


Enfin, mention spéciale à Gorner qui est un Sarkozy à peine déguisé. On a l'impression qu'Alain Damasio avait quelque chose à exorciser de ce côté, comme lorsqu'il appelait à lutter contre la "narcose Sarko" en préface de la réédition de La Zone. On sent ici la cruelle absence de nuance entre les gentils et les méchants, nous y reviendrons.



L'intrigue et le rythme : des hauts et des bas



Damasio a le don de savoir nous faire entrer dans les scènes d'action. Comme il a été dit plus haut, les chasses aux furtifs sont bien rythmées et l'usage du champ lexical du son est très plaisant. La scène d'occupation du BrightLife est très bien aussi, on sent une tension permanente assez bien rendue.


Mais à l'inverse, certains passages tombent à plat. Le passage chez les Balinais m'a semblé interminable, avec une philo à deux euros qui ne m'a, pour le coup, pas touché du tout. On a parlé plus haut des passages où Varech étale sa science dans un langage abscons ou les épisodes avec Louise Christofol, qui n'apportent rien au récit.


Au final, une intrigue interminable (comme la conclusion du roman d'ailleurs), qui s'étale dans le temps et qui noie les bonnes trouvailles dans un flot de longueurs entre cours de sociologie aride et délire mystico-poétiques étrangers à l'intrigue.


Pour dire les choses plus clairement : le livre aurait pu faire 400 ou 500 pages au lieu de 700 sans que le récit ne s'en trouve véritablement altéré. Bien au contraire : il y aurait puisé une force de frappe plus anguleuse et vive.


Enfin, gros point noir du récit à mon sens, peut-être le plus gros, qui entame sérieusement la crédibilité du reste : un manichéisme permanent, asséné avec force et fracas, avec rage si l'on ose dire. Les méchants sont très méchants, les gentils sont très gentils. Avec, à notre droite, le ministre Gorner qui travaille pour les méchants riches en faisant attaquer les gentils par des milices de skinheads. Et à notre gauche, de gentils utopistes altermondialistes qui font pousser leur potager sur le toit des immeubles ou sur des îles artificielles sans système monétaire pour échanger leur quinoa bio équitable et écoresponsable tout en jouant du djembé en dansant autour du feu. Dans ce combat du Bien contre le Mal, on a connu plus subtil. Le lecteur est sommé de choisir son camp : ceux qui ne prennent pas parti sont complices du Système (comme le disait si bien George Bush : "Si vous n'êtes pas avec nous, vous êtes contre nous").



Conclusion : le difficile art de la synthèse



Sur le plan négatif, Les Furtifs apparaît comme un roman verbeux, même pompeux par moments, et surtout comme un livre militant avec tout le manque de discernement que cela implique.


Pourtant, et c'est cela qui m'étonnera toujours, Damasio est si bon à l'écriture que cela demeure agréable à lire dans sa grande majorité, malgré des passages de qualité inégale. C'est pourquoi, malgré tous les défauts pointés lus haut, je ne saurais infliger au livre une mauvaise note : cela reste intéressant et bien écrit, malgré tout, j'ai passé un assez bon moment de lecture en dépit de tout le reste. Je demeure néanmoins persuadé qu'il ne manquait pas grand-chose en matière de synthèse pour en faire un "livre de combat" plus percutant et tranchant. Le mieux, dit-on, est l'ennemi du bien...


En définitive, je serais tenté de conclure en disant qu'en matière de littérature de l'imaginaire, Les Furtifs nous confirme qu'Alain Damasio est avant tout l'auteur de La Horde du Contrevent, et restera probablement associé à ce titre de 2004.

Vhailor
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le 14 nov. 2019

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