Vision aveugle par l'auteur canadien et ancien biologiste marin Peter Watts, nominé aux Hugo est facilement l'un des meilleurs romans de hard-SF écrit au cours des dix dernières années - et je dirais que c'est l'un des meilleurs jamais écrits. C'est un roman sur le thème du premier contact de la meilleure qualité, un Rencontre du Troisième Type ambiance Alien : 65000 sondes extraterrestres prennent une photo instantané de la terre dont le signal se perd aux confin du système solaire. Une dream-team de posthumains, augmentés mentaux, et autres traumatisés à tendances nettement sociopathiques, est assemblée pour armer le vaisseau Thésée, envoyé aux limites de notre système solaire pour enquêter : Une linguiste à personnalités multiples qui croit que la discussion résout tous les maux, un biologiste si augmenté pour gouter les ultrasons et voir les rayons X, que son corps est une carcasse insensible, une militaire pacifiste en plein trip de culpabilité capable de déclencher l'enfer d'une commande mentale, avec le vague espoir qu'elle ne sera pas nécessaire, ou, si c'est le cas, qu'elle fera la moindre différence, et pour les commander un superprédateur à l'intelligence supérieure, humanoïde et anthropophage, ramené de la tombe par le génie génétique et un trop-plein de confiance. Et pour nous narrer leurs aventures au fin fond de l'espace, Siri Keeton, synthétiste de profession, un expert en traitement d'information, amputé d'une moitié de cerveau et bourré de machinerie d'analyse, qui essaie très fort de ne pas être paumé.
Avec des curriculum-vitae pareils, chaque aspect de ce roman traite des questions sur la conscience. Il ne se contente pas de nous faire savourer la découverte progressive de la nature de Rorschach, un terrifiant Big Dumb Object peuplé d'étrangers qui sont vraiment étrangers (et pourtant rien que ça justifie la lecture du livre). Il tente - avec succès - d'extrapoler ce à quoi des gens qui modifient la structure de leur esprit pour de meilleurs résultats dans un domaine particulier pourraient ressembler. Nous vivons à une époque où notre compréhension du cerveau est en pleine expansion, et les questions que Watts soulève dans ce roman pourrait bientôt être utiles dans notre vie quotidienne. A quoi des gens qui seront volontairement neurologiquement atypiques ressembleront? Comment appréhenderont-ils le monde ? Seront-ils encore, en réalité, humains ?
Vision aveugle plonge dans ces questions sur l'émergence et la valeur de la conscience tout en fournissant une captivante, terriblement plaisante histoire d'exploration spatiale. Si vous aimez la hard-SF pour "les vis et les écrous", et élargir votre horizon scientifique, vous allez vous régaler, les bases scientifiques du livre sont irréprochables, parfaitement comprises et maîtrisées par l'auteur, et agrémentée d'un chapitre de note et références en fin de bouquin accumulant 144 référence tirées des revues Nature, Science, Physical Review Letters, et j'en passe. Watts, à l'origine biologiste marin, a visiblement étudié les neurosciences et les sujets connexes toute sa vie, et il le montre avec talent en utilisant ses connaissance des théories scientifiques modernes à la fois pour informer et inspirer.
Qu'il ne soit pas dit que le livre est une lecture sèche, non plus. Peter Watts manie la prose comme un scalpel, affûté et vicieux, bien plus talentueux que la très grande majorité des auteurs de SF échappés du monde scientifique. Son écriture incisive guide élégamment le lecteur et rend l'histoire délicieusement lisible malgré sa complexité labyrinthique et la densité du propos sous-jacent (au passage, superbe boulot de traduction sur la VF). J'ai lu le roman entier en une seule nuit à couper le souffle, et c'est l'un des livres avec le plus grand potentiel de relecture que j'ai rencontré. Y'a t-il d'horreur dans ce livre? Tout à fait. Y'a t-il de la beauté et de l'émerveillement dans ce livre? Tout à fait.
S'il y'a un défaut à ce livre, c'est qu'il fait son travail très bien : ne lisez pas ce livre quand votre moral est dans les chaussettes (ça peut pas être pire que la fin de Titan ou du premier tome des Univers Multiples de Stephen Baxter, mais c'est pas loin). Il a également été critiqué pour être source de confusion, ce qui est dû en grande partie au fait que le narrateur, à l'état mental déjà pas très net au repos, est poussé dans ses retranchements tout au long de sa découverte cauchemardesque de Rorschach et est loin d'être un témoin fiable. le narrateur souffre, à la fin du livre, d'une crise personnelle provoquée par sa neurophysiologie unique, de sorte que la conclusion est racontée d'un point de vue qui est difficile à appréhender et mérite une ou deux relectures pour capter tous les éléments et les remettre dans le bon ordre.
L'oeuvre est disponible en format papier, certes, mais est surtout disponible (en VO) sous licence Creative Commons sur le site de l'auteur avec tous ses autres ouvrages, sous divers formats électroniques, gratuit, il n'y a vraiment aucune raison de passer à coté, si tant est que l'anglais ne vous rebute pas trop. Peter Watts a un site web avec une grande richesse d'informations de base, quoique qu'un brin bordélique, sur l'univers de Blindsight (ainsi que sur la trilogie Rifters).
Il est à noter que cet ouvrage fait partie des lectures obligatoire du cursus de neurologie de l'université de Miami et apparemment aussi en philosophie. Pas mal, pour un bouquin qui a failli ne jamais être publié.

HenriMesquidaJr
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le 25 juil. 2017

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