C'est une autre histoire
7.2
C'est une autre histoire

Émission Web (2015)

Les bons élèves ne font pas forcément les bons maîtres

Forcément, en tant qu’enseignant d’Histoire, on me demande souvent ce que je pense des « vulgarisateurs » qu’on peut trouver sur le net. Et moi, comme la plupart du temps j’ai tendance à vouloir répondre le plus sincèrement du monde, ça se finit souvent par un papier qui prend la forme d’un lynchage en bonne et due forme.
Non pas que j’y prenne du plaisir. Non pas que je considère que les vulgarisateurs viennent manger mon pain. Non, c’est juste que je trouve qu’en général ils font vraiment du très mauvais travail. Un travail qui se fait à la fois au détriment des sciences mais aussi des spectateurs / citoyens que nous sommes. Rien de plus.
 
Alors du coup – forcément – après avoir lu mes diatribes, les lecteurs curieux me demandent : « Bah dans ce cas-là, si tu déconseilles à ce point vivement les Franck Ferrand comme les Nota Bene, les Stéphane Bern comme les Dave Sheik, alors qui nous conseilles-tu ? Quels sont les vulgarisateurs qui trouvent grâce à tes yeux ?
Et là souvent je me trouve mal. Parce que j’aimerais proposer des gens – j’aimerais proposer des chaînes – mais je n’en ai jamais qui s’imposent spontanément à moi.
Du coup, pour éviter de faire le grincheux de service, je jouais le jeu en proposant quelques chaînes.
 
Je proposais « Veni Vidi Sensi » d'Histony parce que c’est la seule chaîne que je trouve sérieuse et intellectuellement exigeante dans le fond (quand bien même la forme est rêche au possible).
 
Je proposais aussi « On va faire cours » de Fabien Campaner parce que ça savait casser certaines représentations de manière plutôt légère mais sans pour autant être fausses.
 
Et puis, parce qu’il fallait bien en citer trois, je finissais par citer ce « C’est une autre histoire » de Manon Bril…
Je n’aimais pas ses vidéos. Je n’arrivais jamais à en finir une. Je les trouvais chiantes comme la mort. Mais je conseillais cette chaîne malgré tout…
« Pourquoi » me diriez-vous ?
Eh bien si je la conseillais quand même c’était tout simplement parce qu'elle était menée par une doctorante (puis docteure) en Histoire : docteure qui avait au moins ce mérite de faire ses vidéos à partir d’ouvrages scientifiques de référence et non pas seulement à partir de simples fiches Wikipedia.
En gros je me satisfaisais seulement de ça.
 
Et en fait j’avais tort.
 
Parce que non, avec le recul, je me rends compte que si je n’aime pas le travail de Manon Bril, ce n’est pas seulement parce qu’elle m’agace avec ses simagrées de kikoo-lol qu’elle nous sort toutes les huit secondes, ni parce que je ne vois que très peu d’intérêt dans les sujets anecdotiques qu’elle traite l’essentiel du temps.
Non, si j’ai un problème avec Manon Bril – et donc forcément avec cette chaîne – c’est parce que je pense qu’au final Manon Bril est bien plus une élève qu’une enseignante.
Elle est bien plus disciple que maîtresse.
(Et rassurez-vous, je vais m’expliquer.)
 
En fait il a suffi d’une vidéo pour que je sache enfin mettre des mots sur la nature du problème. Cette vidéo c’est celle qui s’intitule : « Jésus a-t-il existé ? Réponse de la science. »
Ceux qui me connaissent et me lisent le savent : cette question-là j’adore l’aborder car c’est celle qui, à mes yeux, permet le mieux d’illustrer comment la science historique fonctionne et surtout comment elle dysfonctionne.
Du coup – forcément – dès qu’une émission de vulgarisation aborde ce sujet-là, pour moi c’est banco. C’est mon bleu de méthylène à moi.
C’est ce qui me permet de voir clair dans les modalités de fabrication d’une émission et d’un raisonnement.
 
Premier bon point. En bonne scientifique qu’elle est, Manon Bril ne quitte jamais ce qui doit être le cœur de tout travail d’historien : la critique des sources.
Deuxième bon point. En vidéaste intègre qu’elle est, Manon Bril se montre transparente sur sa bibliographie. En l’occurrence elle entend s’appuyer l’essentiel du temps sur l’ouvrage scientifique qui fait aujourd’hui autorité : « Un certain juif, Jésus. Les données de l'Histoire » de John P. Meier.
Enfin, troisième bon point.  En bonne étudiante qu’elle est, Manon Bril restitue fidèlement le propos de son ouvrage de référence, sans erreur ni omission.
 
Alors où est le problème me diriez-vous ?
Eh bah le premier problème, c’est que « Un certain Juif, Jésus », bien qu’il fasse autorité, n’en reste pas moins un ouvrage hautement contestable d’un point de vue scientifique.
Il suffit seulement d'en lire ses cent premières pages pour se rendre compte qu'il y a un souci. Quand bien même le bon John passe son temps à expliciter sa démarche intellectuelle pour démontrer toute l'objectivité de son travail, cela ne l'empêche pas pour autant de multiplier juste derrière les biais de confirmation, notamment dans sa manière très parcellaire et fallacieuse de procéder à la critique interne et externe de ses sources. Des biais d'ailleurs assez évidents à débusquer pour peu qu'on saisisse la peine (voire qu'on accepte) de prendre du recul dessus.
 
Alors vous allez me dire : mais pourquoi cet ouvrage fait-il autorité dans ce cas ?
Et bien tout simplement parce que la communauté scientifique, avant d’être fait de scientifiques, elle est surtout faite d’êtres humains qui ont leurs petites contradictions, leurs tabous ou bien tout simplement de grosses lacunes.
Personne ne dit rien sur Jésus parce qu’il n’y a rien à dire sur Jésus. Un historien travaille toujours à partir de sources. Or sans source (du moins sans source fiable j'entends), l’historien est dans l’incapacité de travailler, de mener une thèse, etc.
 
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si tous les ouvrages qui parlent de Jésus ne sont pas des thèses, mais des essais écrits sur leur temps libre par des « historiens du dimanche » qui veulent ABSOLUMENT une réponse sur Jésus (démarche dans laquelle s'inscrit totalement John P. Meier d'ailleurs).
Ainsi, parce que les chercheurs dignes de ce nom ne peuvent / veulent occuper ce champ, ils laissent la place libre aux spéculateurs qui entendent écrire sur le sujet. Et si certains sont historiens et d’autres non, tous ont pour point commun d’être de fervents chrétiens, la plupart du temps engagés dans des associations ou congrégation religieuses (Henri-Irénée Marrou, Jean-Christian Petitfils, Michel Rouche, etc.)
Et donc, voilà comment depuis des décennies, l’historiographie au sujet de Jésus est tenue par un groupe d’individus peu scrupuleux des méthodes scientifiques et que les autres scientifiques cooptent par ignorance, faute de s’être personnellement penchés sur le sujet.
 
Et c’est là que toute la réalité de Manon Bril fait surface.
Manon Bril a lu « Un certain Juif » Et Manon Bril EST une historienne. Antiquisante de surcroît.
Elle connait la méthodologie scientifique.
Elle sait qu’un témoignage écrit est une source à prendre avec énormément de pincettes.
Elle sait procéder à la critique externe et interne d’une source textuelle.
Et elle sait ce qu’on fait dès qu’on identifie une source qui présente toutes les caractéristiques du « on-dit », de la superstition religieuse, ou de la répétition d’un dogme : on ne prend pas au pied de la lettre. C’est ce qu’on fait sitôt on retrouve des inscriptions parlant de Zeus ou de Mithra. On sait que c’est la preuve de l’existence d’un culte de Zeus et de Mithra, mais pas de l’existence de Zeus et de Mithra en eux-mêmes. Et par pure application du principe de parcimonie, on dira « en absence de preuve de l’existence de l’objet, on ne considérera pas l’existence de l’objet. Et on ne réfutera cette conclusion que si et seulement si un jour une preuve émerge. »
Aujourd’hui, on n’a aucune preuve que Zeus et Mithra existent, pas plus que pour Ulysse, Gilgamesh ou Shang-di. AUCUN scientifique digne de ce nom n’osera affirmer qu’on a la certitude que ces personnages ont bien existé. AUCUN.
Du coup se pose une question : quand Manon Bril lit John P. Meier, quand elle voit la nature de ses sources, la nature de ses arguments, ainsi que l’expression EVIDENTE de ses biais idéologiques, pourquoi ne fait-elle pas ce que tout historien se devrait de faire ?
Pourquoi n’invalide-t-elle pas la théorie de John P. Meier ?
 
Personnellement, je pense que si Manon Bril a intégré pleinement la démarche de John P. Meier sans la questionner un seul instant, c’est parce que Manon Bril est avant tout une bonne élève. On lui a dit que cet ouvrage faisait autorité alors elle a levé tout sens critique. Et à sa décharge elle est loin d’être la seule dans ce cas ! Je connais beaucoup d’enseignants ou de chercheurs qui sont victimes de ça !
Mais du coup se pose une question : est-ce qu’on est un bon vulgarisateur quand on se contente simplement de relire face à une caméra une fiche de notes qu’on s’est constituée sans esprit critique ?
Est-on un bon vulgarisateur quand on fait une vidéo qui oppose ceux qui affirment l’existence contre ceux qui affirment l’inexistence, oubliant au passage l’une des postures les plus fondamentales de la science : reconnaître que sur certains domaines, la science ne sait pas ?
 
C’est donc au regard de cette vidéo que, moi, je me suis mis à comprendre beaucoup de choses sur Manon Bril et sur sa chaîne.
C’est comme ça que j’ai notamment compris pourquoi dans « C’est une autre histoire »  on s’attardait sur des anecdotes à la con comme « pourquoi les statues ont une petite bite ? », « l’histoire vraie d’une nonne devenue prostituée » ou bien encore « découvrez Tahiti à travers ses légendes ». Ce sont des questions qui ne nécessitent pas d’esprit critique, de remise en cause des biais idéologiques qui font autorité. Ce sont des questions qui lui permettent de rester dans sa zone de confort ; de continuer à faire des petites fiches sans qu’elle n’ait à questionner le fond de son travail. Et c’est con, parce que ce qu’on demande à une science sociale c’est justement d’apporter des réponses claires dans les zones de turbulences idéologiques ; là où on entend tout et n’importe quoi et où un rappel factuel de nos savoirs scientifiques serait salutaires !
C’est d’ailleurs ce qu’elle a tenté de faire avec cette vidéo sur Jésus. Et tant mieux !
Mais c’est justement avec ce genre de vidéo qu’elle démontre son incapacité ou son manque de volonté à mettre vraiment les mains dans le cambouis.
 
Du coup voilà, faute de fond et d’analyse à vaste échelle, Manon Bril tombe finalement dans le même travers que pas mal d’autres.
Certes elle ne raconte pas de la merde – et ça me semble un minimum – mais par contre elle est incapable de sortir de l’Histoire des petites anecdotes, incapable de faire ce qu’on attend d’une science sociale digne de ce nom : c’est-à-dire expliquer le réel. Le vrai.
Moi je veux qu’on me dise pourquoi les crises économiques, pourquoi les guerres, pourquoi les inégalités ! Je veux qu’on me dise ce qu’est le libéralisme, le communisme, l’anarchisme ! Je veux savoir si les théories politiques, économiques et sociales se tiennent et sont validées ou non par le réel ! Oui ça, ça m’intéresserait !
En tout cas, bien plus que la taille des bites des statues grecques…

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le 13 avr. 2020

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