Cette fois, Sufjan Stevens est tristoune. Ça ne lui arrive pas souvent au bonhomme, il faut dire qu'on le connait surtout pour ses disques extravagants, excentriques, excités jusqu'à en devenir parfois exténuants. Maître de l'arrangement luxuriant, Sufjan n'hésite pas à empiler à l'envi cuivres, cordes et vents – voire même beats et autres couches synthétiques sur Age of Adz – en forme de minutieuses fanfares pour accompagner sa douce voix frêle. Le gugusse s'est même amusé à paraître régulièrement des disques de chants de Noël, c'est vous dire le degré de naïve innocence qu'il offre aux yeux du public. Mais en 2015, le luron déluré s'est mué en folkeux endeuillé.


Faut dire que trois ans auparavant, la famille Stevens s'est vue brutalement amputée d'un membre ; Carrie Stevens (ou Brams), nulle autre que la mère de Sufjan. Cette mère que Sufjan personnifiait dans certaines de ses vidéos absurdes, cette mère qui l'aura de toute évidence hanté de son vivant et que le trépas n'aura pas rendu moins présente. Et si Sufjan se met à nu sur Carrie & Lowell, se présente sous son abord le plus vulnérable, ce n'est pas cela qui nous renseignera vraiment sur la nature de sa peine. Car au risque de jouer les cyniques, noyer son disque dans une ambiance éthérée, dépouillée, nimber ses rares claviers de réverb', laisser résonner ses arpèges de gratte/ukulélé dans le vide alentours, ça ne montre rien d'autre qu'une certaine posture. C'est très joli ceci dit – et soyons clair là-dessus, Carrie & Lowell est un très joli disque qui plaira sans doute à n'importe quel amateur de folk douce et timide comme il me plait à moi.


Mais ce n'est pas cela qui nous invite vraiment à partager un peu de l'intimité de Sufjan ; à ce niveau l'essentiel est ailleurs. Dans les à-côtés. Déjà dans la construction de ces chansons qui, à mesure que le disque progresse, savent de moins en moins comment se finir, jusqu'au morceau final qui s'achève dans de longues plages de drones et des hululements lointains de Stevens. Sufjan semble avant tout confus. Accablé par cette perte dont il ne semble trop savoir que faire, le chanteur semble osciller entre une volonté très forte d'être éploré, de déverser des torrents de larmes (mais sans vraiment y parvenir), et une colère sourde, latente et surtout très ancienne. Une colère contre cette mère qu'il aimait sans doute, mais à qui il reproche beaucoup, citant des évènements de son enfance qui l'ont profondément marqué en les imputant à la négligence de feu Carrie ("When I was three, three maybe four/She left us at that video store"). Une colère qu'il s'adresse aussi à lui-même, vis-à-vis certains de ses propres comportements, notamment son absence lors des derniers moments de sa mère agonisante, refusant de la voir en niant la situation en bloc. Et qui se retrouve sur quelques textes morbides et profondément auto-dépréciateurs.


En somme, il s'agit presque d'un règlement de compte, qui semble désemparer totalement notre ami Stevens et qui se retrouvera dans la contradiction apparente entre la forme et le fond du disque. Carrie & Lowell est à la fois bourré de regrets et rempli de bonnes résolutions. Contradictions qui pourraient expliquer cette deuxième partie plus faible après une première bien plus sublime ; comme si les échos et autres drones semblaient tout d'un coup n'être plus rien d'autre qu'un cache-misère. Mais relativisons ; Carrie & Lowell est un bon disque de Stevens, bien plus à mon goût que The Age of Adz. Et s'il n'est pas l'absolue tuerie dépouillée qu'on aurait pu attendre, il demeure profondément intéressant, complexe et humain, justement grâce à ses imperfections et ses contradictions.

TWazoo
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le 14 avr. 2015

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T. Wazoo

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