E.S.P.
7.8
E.S.P.

Album de Miles Davis (1965)

« Elle s'est mise à faire des trucs de son côté, à sortir avec des amis, à s'occuper d'elle. Je ne pouvais lui en faire le reproche. Probablement avions-nous été mariés assez longtemps. La photographie de la pochette d' « E.S.P », où je la regarde, a été prise dans notre jardin une semaine environ avant son départ définitif. Vers cette époque, j'avais des hallucinations, j'étais convaincu qu'il y avait quelqu'un dans la maison. Je regardais dans tous les placards, sous les lits. J'avais fait sortir tout le monde dans le froid – sauf Frances – pour chercher cet intrus imaginaire. Complètement jeté, un couteau de boucher à la main, je l'ai entraînée avec moi dans le sous-sol en quête de cette personne qui n'était pas là. Frances est entrée dans mon jeu : « Oui, Miles, il y a quelqu'un dans cette maison ; appelons la police. » La police a fouillé partout, m'a regardé comme si j'étais dingue. Frances a quitté la maison à l'arrivée de la police et s'est installée chez une amie. »


(Miles, l'autobiographie – Miles Davis & Quincy Troupe – Éditions La table ronde - p.415-416)


On peut se poser la question : Est-ce que Miles hallucine justement à ce moment là quand il regarde la belle Frances Taylor sur la pochette ? Miles n'a jamais caché ressentir des choses bizarres, inédites, voire, très mystiquement, que les morts venaient lui rendre visite parfois pour lui parler comme il l'avoue à plusieurs endroits de son autobiographie.


E.S.P signifiant Extra Sensoriel Perception (là où R.E.M veut dire « Rapid Eyes Movements »), on peut se demander si les hallucinations de Miles ne proviennent pas un peu d'un surplus de drogues. Certes, en 1965, au moment où paraît l'album et donc où Davis renoue avec son producteur Teo Macero (1) pour de nouveaux albums studio, le musicien est clean.... pour l'héroïne. Après un long combat de plusieurs années où il était un monstrueux junkie au même titre qu'une bonne partie du gratin de la scène jazz d'alors (2), le trompettiste a réussi à se reprendre et ne prend plus que de la coke. Sauf qu'évidemment il en prend parfois des portions faramineuses, ce qui, on le comprend, peut entraîner des dommages sur le plan physique.


Paradoxalement sur le plan créatif, Miles Davis est plus qu'heureux : E.S.P signe le début d'une fabuleuse aventure débutée quelques temps auparavant en live. Fini l'époque du jazz modal développé sur l'excellent Milestones et le chef d’œuvre Kind of Blue (3). Davis va dorénavant dans une direction d'un hard-bop avant gardiste et ouvert qui n'appartient qu'à lui au moment où beaucoup s'engagent dans le Free-Jazz. Et avec les pointures qu'il a dorénavant dans son nouveau quintet (4), il sent qu'il va dans une bonne voie, pleine de découvertes et d'aventures.


Surtout que ce sont des jeunes musiciens d'une génération différente.
Plus vifs. Ouverts à tout. Aventureux à fond.


« De retour aux États-Unis, je n'avais plus mal. J'étais à Los Angeles quand j'ai reçu la grande nouvelle que j'attendais : Wayne Shorter avait quitté les Jazz Messengers. J'ai téléphoné à Jack Whittemore et lui ai dit d'appeler Wayne. Pendant ce temps, j'ai dit à tous les membres du groupe de l'appeler aussi, parce qu'ils aimaient autant que moi sa façon de jouer. Il a donc reçu plein d'appels lui demandant d'entrer dans l'orchestre. Quand il a finalement téléphoné, je lui ai dit de rappliquer. Pour être sûr j'ai envoyé à cet enfoiré un billet de première pour que son arrivée ait de la classe ; c'est dire si je le voulais. Et tout de suite la musique a pris. Notre premier gig a été au Hollywood Bowl. Avoir Wayne me comblait, parce que je savais qu'avec lui on allait faire de la grande musique. C'est ce qui est arrivé, très vite. »


(p.399)


Avec eux, Davis est obligé de repenser son jeu, de réfléchir constamment à sa musique. Signe d'une parfaite entente où L'Ange Noir leur fait pleinement confiance (et pour gagner l'estime de Miles Davis, il fallait se lever tôt bien souvent), ce sont eux qui vont composer en grande partie les nouveaux thèmes du quintet, notamment le cérébral Wayne Shorter qui laisse déjà Miles bien baba. En fait, tous ces petits jeunes le mettent littéralement sur le cul : ce sont des tueurs.


Il suffit d'écouter la première piste, « E.S.P » pour découvrir ébahi le jeu de batterie ultrarapide et agressif d'un tout jeune Tony Williams, alors à peine âgé de 17 ans quand en 1963, Davis le recrute. Le trompettiste d'ailleurs rigole en évoquant que certains clubs n'acceptant pas Williams à cause de son jeune âge, il lui avait conseillé de se laisser pousser la moustache ou de se mettre au cigare ! Et on dénote d'emblée aussi la contrebasse agile (on entend carrément les bruits des doigts qui frottent les cordes sur les versions remastérisées de Columbia tellement le son est bon!) de Ron Carter, l'inventivité toujours constante de Herbie Hancock au piano (5), le jeu aérien de Shorter au saxophone...


Une sacré alchimie que tout ça. Du tonnerre.


Même si cette première livraison n'atteint pas forcément encore les sommets prodigieux et quasi-télépathiques de jeu entre les membres du quintet qui vont suivre, on dénotera 3 perles au sein d'un très bon album, trois compositions signées tour à tour par Herbie Hancock d'un côté, « Little one », par Wayne Shorter de l'autre, « Iris » ainsi que Ron Carter pour « Mood ». trois titres noirs et nonchalants qui semblent renouer avec le Miles mélancolique qui animait les errances nocturnes d'Ascenseur... Écoutez « Iris » en marchant en pleine nuit dans une rue bien sombre, juste éclairée par quelques réverbères, magie garantie !


Un album brillant qui ouvre littéralement une période fabuleuse chez Miles Davis.


======


(1) Comme il l'explique à nouveau dans son autobiographie, il était ressorti ulcéré que « Quiet Nights », alors jugé imparfait par ses créateurs, sorte d'emblée sur le marché sans que Macero n'ait demandé son avis une seconde à Miles Davis et Gil Evans.


(2) Je réfléchis à une future chronique de l'autobiographie de Miles Davis. A prendre avec des pincettes vu que parfois il balance sur tout le monde avec une certaine arrogance qui n'appartient finalement qu'à lui. Assez croustillant en tous cas.


(3) A ranger aussi dans une même catégorie, un autre chef d’œuvre, la bande originale d'Ascenseur pour l’échafaud.


(4) Ce que l'on va communément appeler « le second quintet » par opposition au premier (1955-1957) composé de Miles Davis (trompette), John Coltrane (saxophone tenor), Red Garland (piano), Paul Chambers (contrebasse), Philly Joe Jones (batterie). C'est cette formation qui livrera un disque comme Round about midnight (1957) par exemple.Quand Davis et son groupe enregistrera ensuite Milestones, le quintet passera en sextet avec l'arrivée de Cannonball Adderley au saxophone alto.


(5) J'en profite pour garder les anecdotes sur Tony, Herbie ou Wayne pour une prochaine chronique. Quand on connaît Miles Davis, ça vaut son pesant d'or, oui.

Nio_Lynes
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le 9 oct. 2018

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Nio_Lynes

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