Egypt Station
6.6
Egypt Station

Album de Paul McCartney (2018)

Mon propos ici n’est pas de chroniquer l’album. Eric Pokespagne l’a fait de façon indépassable, et c’est la force émotionnelle que dégage sa critique qui m’a pris à la gorge et impulsé ma rétrospective. M’étant aperçu qu’il y aurait dans celle-ci un trou qualitatif conséquent après l’album que j’avais classé n°9 (Tug of war), j’ai finalement pensé que je pourrais, sinon le combler, du moins l’atténuer par un interlude, un bilan, une thèse, appelez ça comme vous voudrez : le regard que je porte sur Paul à la sortie de son dernier album en date.


Premier n°1 de Paul aux USA depuis Tug of war (1982), abondamment commenté et succès critique important, Egypt Station est-il l’un des plus grands albums de Paul de tous les temps ? Ou bien plutôt le signe d’une mauvaise conscience esbaudie qu’à son âge Papy fasse encore de la résistance, alors même que sa poitrine est constellée de médailles et qu’il a atteint le plus haut grade, alors même que, depuis longtemps, la guerre est finie ?


Se sent-on morveux quand on a craché dans de bien meilleures soupes, et qu’on entend une voix qui a 76 ans et qui n’en peut mais parler d’amour, de présent, d’avenir, de réconciliation, de vivre dans le monde comme il est, et nous chevroter encore à l’oreille : « I got crows at my window, dogs at my door / I don't think I can take any more / What am I doing wrong? I don't know ». Moi-même, j’en ai longtemps voulu à Paul d’avoir survécu aux deux Beatles que je préférais (un surtout…), et dans ma jeunesse je l’ai rarement raté. Les rancunes les plus irrationnelles sont aussi les plus tenaces. Franchement, si dans Egypt Station Paul avait récité l’annuaire du téléphone sur fond d’indus noise avec Yoko aux choeurs en mode free, les louanges et le succès n’auraient-ils pas été peu ou prou les mêmes ?


Mais voilà : réciter l’annuaire du téléphone sur fond d’indus noise avec Yoko aux choeurs en mode free, c’est une chose que Paul n’a jamais faite et ne fera jamais, dût-il vivre 120 ans. Et c’est là tout le propos de ma thèse-bilan.


Du temps des Beatles, John et George ont vite compris et assumé leur nouveau statut d’icônes, oubliant les « regular Joes » qu’ils avaient été (quoique je doute que John se soit jamais perçu comme tel). Ils l’ont utilisé comme marchepied pour faire du prosélytisme, dès qu’ils ont eu la maturité pour avoir des convictions et des causes. Pas Paul, qui, vaguement écolo, vaguement centre-gauche, n’a jamais vraiment eu de bifteck à défendre… si ce n’est son attachement à ne représenter que lui-même. C’est ainsi que, par exemple, il est en 1967 le seul Beatle à déclarer avoir pris du LSD, alors qu’il était aussi celui qui en prenait le moins, répondant à l’ouragan de reproches qui s’ensuivit qu’il n’avait fait que répondre à une question et que les fans étaient bien assez grands pour savoir ce qu’ils devaient faire eux-mêmes.


Ensuite, John et George ont vite secoué et explosé leur image de plus grands mélodistes depuis Mozart, sortant des albums solo « expérimentaux » et extravagants qui mirent les oreilles de leurs fans à rude épreuve. Pas Paul, qui fut souvent complaisant, mais jamais inaudible. Puis John et George ont tourné la page pour ne plus y revenir, John comprenant « the meaning of success » (Woman) grâce à Yoko, et George faisant de même grâce à la spiritualité. Pas Paul, qui après avoir nié être un Beatle autant que faire se pouvait lorsqu’il était Beatle, passa le gros de sa carrière subséquente à entretenir avec les Beatles une relation compliquée et terriblement conflictuelle de « fils de ».


(Et Ringo ? Pour lui, la question ne se posa jamais. « Regular Joe » il était dans les Beatles, « regular Joe» il demeura après eux, pas folle la guêpe.)


Le problème quand on est, ou dans le cas de Paul quand on se perçoit « fils de », c’est qu’il n’y a qu’une alternative, être « le bon fils », celui qui suit les préceptes de papa et s’efforce d’être à la hauteur, ou alors « le fils prodigue », celui qui fait un bras d’honneur à papa, celui qui fait hou les cornes dans son dos, mais celui qui revient toujours back to the egg. Paul ne choisit jamais, ou plutôt ne put jamais choisir. Il fut alternativement l’un et l’autre, et plus souvent qu’à son tour les deux à la fois.


Tout Wings reposa sur une idée saugrenue et foncièrement grotesque : être un membre parmi d’autres dans un groupe, redevenir, dans le déni de l’eau qui avait coulé sous les ponts depuis, ce « regular Joe » qui n’avait jamais été à l’aise dans ses atours de Beatle… mais en s’entourant de tâcherons et donc sans renoncer à en être le cerveau, parce que faut pas déconner, c’était lui le boss en tant qu’ex-Beatle. A vaincre sans péril il triompha sans gloire, et sa raconta pour faire bonne mesure une fiction dans la fiction : il avait grandi, il était mature, il avait fondé sa propre famille et faisait sa propre musique. Alors qu’à son inspiration fulgurante il avait substitué un robinet tiédasse de middle-of-the-road, et que son bonheur familial ostentatoire et criard comme une carte postale n’était qu’une caricature jalouse du bonheur torturé, maïeutique et plein de sens que John vivait avec Yoko.


Sa carrière solo ne le fut jamais vraiment. Hantée par le retour du refoulé (i.e. les Beatles) sous toutes les formes possibles et imaginables, marquée par un collaborationnisme forcené censé probablement l’exorciser mais n’y parvenant jamais car constamment itinérant et toujours inégalitaire, elle fut tout et son contraire, en dents de scie par versatilité et pusillanimité, d’une richesse et d’une variété incomparable par obsession de « prouver » ou de « n’en avoir rien à foutre » (les deux faces de sa problématique), régulièrement un poil décevante par insécurité et désir de plaire, et régulièrement parsemée d’or pur par le fait d’être, qu’il le veuille ou non, un génie et pas (qu’)un « regular Joe » et un ex-Beatle. Mais jamais elle ne fut « New ». Alors que John, alors que George….


« What am I doing wrong ? » vous demandez-vous, Sir Paul ? Voici mon hypothèse : vous vous cherchez au lieu d’être – simplement être. Vous vous fantasmez regular Joe, ex-Beatle, néo-Beatle, anti-John, apprenti-John, bon fils, fils prodigue. Il y a toujours une persona, toujours une arrière-pensée derrière vos concepts, vos démarches, vos compositions même. C’est cela qu’on vous reproche fondamentalement, même si on ne le sait pas toujours.


Mais au fond, ce poids que vous avez porté, avez porté, avez porté si longtemps a fait de vous un Perceval plutôt qu’un Sysyphe. Pour moi, vous êtes et resterez comme un Don Quichotte grandiose de n'avoir jamais admis que les géants contre lesquels il se battait étaient devenus des moulins à vent, comme un chevalier qui a triomphé de tout sauf de ses peurs, relevé tous les défis sauf celui de ses doutes et quêté son Graal partout sauf en lui-même. Un génie. Un innocent. Un Idiot. La perfection imparfaite.


Mais pas un regular Joe. Désolé.


(PS- Ma note ne signifie pas grand-chose. Oui, c’est là une oeuvre soignée et honorable, oui, on sent l’usure et le ressassement. Les deux sont vrais en même temps, et le sentiment mitigé que m’inspire cet album sur un plan purement artistique m’a poussé à lui donner ce rôle de transition entre les chroniques laudatives et…. celles que j’aurai plus de mal à écrire.)


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Cette chronique fait partie de la rétrospective consacrée à l'oeuvre de Paul que j'ai entreprise :
https://www.senscritique.com/liste/Revisiting_Paul_Mc_Cartney_before_the_end_of_the_end/2221531

OrangeApple
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le 17 oct. 2019

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