Difficile, lorsqu’on a commencé son adolescence comme membre d’un boys band, de prouver au public qu’on est devenu un homme.
Les bluettes de New Edition ne pouvaient durer éternellement. La marche du temps faisait évoluer le groupe vers une séparation inexorable, tant la recette semblait tirer en longueur : dès 1985 Bobby Brown quitte le line-up originel, créant un dangereux précédent pour l’avenir de la formation. Deux ans plus tard, c'est au tour du chanteur principal Ralph Tresvant d'énoncer vouloir voler de ses propres ailes. Le groupe intègre alors Johnnie Gill pour pallier à son départ. Surprise : Ralph ne part finalement pas et New Edition redevient un quintet. La question s'impose alors : comment le groupe peut-il prouver sa maturité aux yeux du public ?
Pour parachever la transition d'un groupe, il faut souvent des producteurs de talent. Sont alors appelés Jimmy Jam et Terry Lewis, maîtres incontestés du New Jack Swing. Leur présence n’est pas un hasard : ces derniers avaient déjà aidé la transformation de Janet Jackson en grande dame du R’n’B, sur l’album "Control" en 1986. Ils sont également à créditer pour l’un des grands albums du genre, le "Sands of Time" du S.O.S Band. A croire que c'était du tout cuit ?
Pas vraiment. Si Janet Jackson avait réussi à s'imposer en tant que femme, notamment par son affranchissement des figures la contrôlant, la question reste entière pour New Edition : comment transformons nous des garçons en hommes ?
Une première ébauche de réponse nous est donnée dans la pochette du disque : tirés à quatre épingles, réunis sur les hauteurs de la ville à côté de leurs voitures de sport, les cinq membres du groupe toisent l’auditeur. "Maintenant on ne joue plus" semble-t-il nous murmurer.
"Heart Break" va donc démarrer par "That’s the Way We're Living" et "Where It All Started", deux titres oscillant entre la demonstration de force et l’insulte discrète, cette dernière étant dirigée envers les New Kids on the Block, leurs alter-ego formés par le même producteur qui avait autrefois abusé de leur crédulité et détourné leur argent.
Ce n'est cependant que lorsque "If It Isn’t Love" démarre que le groupe semble décoller vers un nouvel horizon : rythme implacable, interprétation hantée de Ralph, refrain mythique. Dès lors l’ambition du groupe semble pleinement visible : offrir la preuve en actes que la perspective ne peut plus être la même, que New Edition est devenu quelque chose d'autre.
En conséquence, nombre de morceaux sur l'album adoptent cette position introspective, où le groupe se remémore ses expériences du passé, nous mettant ainsi devant le fait accompli : nous avons grandi, et le chemin parcouru en est la preuve. Dévaler celui-ci était tout sauf une promenade de santé, comme l'illustre notamment le morceau "N.E. Heart Break", énumérant les rencontres ratées, revers de la médaille de la célébrité.
Comme à leur habitude, les membres du groupe maîtrisent leurs harmonies et réussissent le pari de pouvoir, selon la nécessité, sonner d’une seule voix, ou au contraire permettre à chaque membre de détacher sa propre personnalité. On ne louera jamais assez le travail de Jimmy Jam & Terry Lewis pour accueillir ces vocalises, la précision et la profondeur de leurs rythmes se recoupant merveilleusement avec les nombreuses facettes de leurs paysages synthétiques.
Sorti le même jour que le "Don’t Be Cruel" de leur ancien comparse Bobby Brown, ce dernier gagne le duel des charts. Même si je trouve que son oeuvre a ses qualités certaines, elle ne possède à mon sens la profondeur permettant à ce "Heart Break" de donner ses lettres de noblesse à ce qui commença comme un boys band. Dès lors, rien d'étonnant à constater l'avènement prochaine des "Boyz II Men", tenant leur nom du morceau clôturant l'album : synthèse des thèmes évoqués, passage de flambeau, transmission de l'héritage, les garçons sont des hommes, à deux doigts d'être pères.