C'est l'histoire d'une rencontre, entre un compositeur et un auditeur, des siècles plus tard, par le truchement d'une oeuvre qui dépasse les temporalités et les divergences. Wagner l'antisémite, Wagner le nationaliste, Wagner l'exalté, Wagner le martial. Tant de choses m'opposent, objectivement, à lui. Mais, tout dans sa musique, me parle. Je devrais vivre avec cette contradiction, comme celle en littérature qui oppose Céline, son génie et ses idées nauséabondes.

A la première note, on sait que Parsifal est un chef d'oeuvre immense, bien trop grand, qui n'entre dans aucune grille de notation ordinaire. Un dix ne saurait lui rendre justice. Lors de ma venue à l'opéra Bastille, dans ce temple très froid et bétonné, j'ai senti, dès l'échauffement de l'orchestre, les principaux thèmes, par petites touches, me caresser l'oreille. Je me trouvais désarmé par la douceur, la volupté, la beauté infinie de l'ouverture, et de tous ces moments dans l'oeuvre qui lui font écho, et qui ne cessent de me triturer le coeur. Les leitmotiv, des semaines après, résonnent toujours, intacts, puissants, dans mon crâne, sans que je puisse m'en départir, comme une obsession. Qui aurait cru que cette histoire médiévale et mystique, cette quête du graal, un peu bigote, me passionnât à ce point ? La musique de Wagner dépasse ici tellement son sujet, ou disons l'illustre littéralement. La quête d'immortalité du graal, la quête de la beauté, la quête divine, c'est cette musique, dont on ne saurait ôter la moindre mesure, le moindre instrument, tellement tout est à sa place.

Wagner c'est un peu le pendant musical de Victor Hugo, un monument, un artiste total. Sa musique, à l'instar de l'écrivain, explore tous les styles, exploite tous les sentiments. Elle est un fleuve, comme l'est la littérature hugolienne, un immense fleuve puissant de lyrisme, d'émotions et de volupté. On a entendu mille fois à tort que Wagner était trop martial, trop cuivré, trop nazi (quel anachronisme !). Wagner a ses lourdeurs, comme le style ampoulé de Hugo a le sien.

Mais son style c'est avant tout celui d'un génie, une capacité à tout faire, à tout dire, au cours d'oeuvres immenses. Imaginez, plus de quatre heures visé sur son siège, à écouter Parsifal. Certains y verraient sans doute une punition, un insupportable emprisonnement. Mais, moi, confiné, à l'écoute de cette oeuvre j'y ai au contraire découvert une formidable respiration. J'ai pu m'évader car Wagner avec Parsifal, opéra crée en 1882, est au sommet. Il ne lui reste qu'un an à vivre. Parsifal scelle le sort de sa fantastique épopée musicale, de la plus élégante et belle des manières. Tristesse, lyrisme, colère, apaisement, luxe, calme et volupté. Wagner parachève le romantisme, gothique et chevaleresque. L'épopée racontée par Wagner a tout du conte et du merveilleux, capes et épées, princes et princesses, sans oublier la religion, autre point avec Hugo, volontiers mystique dans Les Misérables. Il surpasse sa propre légende en faisant encore plus brillant, plus grand, plus beau. Toutes les émotions y passent et toute l'humanité. Le monde est condensé en quatre heures de musique.

D'ailleurs Wagner qualifiait ainsi son ultime oeuvre : festival scénique sacré. Et il est vrai que la mystique traverse l'oeuvre de bout en bout. Parsifal, lancé à la quête du graal, affrontant les tentations, chevaliers, femmes, accomplissant en réalité une quête vers la sainteté. Les références médiévales et religieuses ont certes un peu vieillies. Le livret est pétri de métaphores bibliques. Mais la musique, que dire ? La musique, certainement pas ! La musique est aussi stupéfiante de beauté que de modernité. Wagner n'a su faire qu'une chose de sa vie : l'opéra. Il n'a presque rien composé d'autres. Mais comme pour lui l'opéra est total, il puise en réalité tous les genres musicaux pour les mettre au service de son livret. Ainsi, ici, la dimension religieuse de l'oeuvre lui confère des airs liturgiques. Cet opéra est un oratorio. Le choeur résonne, la religion est omniprésente. Wagner, aux portes de la mort, devient toujours plus mystique. Il n'a pas composé de messes ou d'offices religieux. Qu'importe ! Son opéra est une oeuvre liturgique immense, une grande messe opératique : la cérémonie du Graal avec la transformation de Amfortas est extraordinaire à ce sujet (la transformation, chevaleresque, mystique et exaltée, les cloches, les choeurs psalmodiant, les tambours). Le thème des femmes-fleurs, tentatrices, qui veulent corrompre le coeur pur de Parsifal, chevalier illétré, un peu sot, mais brave, est à l'opposé, démoniaque. Son opéra est total.

Que dire de plus de cette musique ? Le thème principal de l'oeuvre, du début à la fin, résonne majestueusement, égrené au fil des actes et des scènes avec une facilité virtuose. Il suffit d'écouter l'ouverture et le final de cette oeuvre pour en saisir l'essence, ramassée, synthèse de tout le reste. La rigueur de la composition est extrême. En cela, oui, de manière un peu cliché, Wagner est bien allemand. Il y a son lot bien sur de style wagnérien comme le prélude de l'acte II, sombre, épique, guerrier à souhait. Ici, la quête mystique est contrariée, les temps sont plus difficiles. Mais ce n'est que partie remise. La splendeur du troisième acte, mêlant les trois principaux thèmes de l'oeuvre dans un immense et virtuose mouvement musical, du prélude, sombre et noir, passant par "Geseignet Sei" et sa tendresse est d'une grande finesse, la marche funèbre, désespéré et éplorée ("Ja, Wehe !") jusqu'au final ("Hochsten Heiles Wunder !"), violons haut perché, choeur d'une pureté angélique réfute de manière définitive, l'assertion populaire qui veut que Wagner soit l'équivalent de gros sabots. Oubliez la chevauchée des Walkyrie. Les vrais musicophiles savent qu'il n'en est rien et que les compositeurs jaloux ou encore par la suite, de manière autrement plus odieuse, les nazis, ont sali la réputation du vénérable père de l'opéra. Car en réalité, comme Hugo pour la littérature, Wagner est l'alpha et l'oméga, aussi bien de l'opéra que de la musique romantique. L'émotion palpable, à chaque portée de l'oeuvre, balaye tout. Wagner n'oublie pas un instrument - et il y a en a plus d'une centaine nécessaire pour exécuter l'oeuvre, n'oublie pas les choeurs, les lieder ; chaque seconde a sa bravoure, chaque personnage son heure de gloire. Il est un formidable esprit de synthèse, à la croisée des mondes musicaux, réutilisant tout l'apport de la musique germanique, de Bach à Beethoven, en passant par Mozart. Il suffit d'écouter la scène de la Transformation à l'acte I pour s'en convaincre. Wagner voyait l'opéra comme un art total, spectacle, théâtre, musique, et il n'est pas étonnant qu'il soit si cinématographique. Il en incarne déjà l'esprit. Farandole, ribambelle de notes, ça ne suffit pas. Parlons d'un torrent impétueux mais néanmoins limpide de notes. On est emporté, subjugué, submergé par tant de merveilles. La musique de Wagner est un fleuve immense, visez l'Amazone.

L'oeuvre aurait pu se répéter une, deux, trois heures, de plus. Elle m'a donné chaque seconde l'occasion de quitter la grisaille parisienne. Sans la musique, le confinement m'aurait tué. La musique, m'a sauvé. J'en boirais jusqu'à la lie. Merci à la musique d'exister.

Tom_Ab
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Top 10 Albums

Créée

le 25 août 2022

Critique lue 184 fois

11 j'aime

6 commentaires

Tom_Ab

Écrit par

Critique lue 184 fois

11
6

Du même critique

La Passion du Christ
Tom_Ab
8

Le temporel et le spirituel

Le film se veut réaliste. Mais pour un film sur le mysticisme, sur un personnage aussi mythique, mystérieux et divin que Jésus, il y a rapidement un problème. Le réel se heurte à l'indicible. Pour...

le 26 déc. 2013

59 j'aime

4

The Woman King
Tom_Ab
5

Les amazones priment

Le film augurait une promesse, celle de parler enfin de l’histoire africaine, pas celle rêvée du Wakanda, pas celle difficile de sa diaspora, l’histoire avec un grand H où des stars afro-américaines...

le 7 juil. 2023

49 j'aime

3

Silvio et les autres
Tom_Ab
7

Vanité des vanités

Paolo Sorrentino est influencé par deux philosophies artistiques en apparence contradictoires : la comedia dell'arte d'une part, avec des personnages clownesques, bouffons, des situations loufoques,...

le 31 oct. 2018

29 j'aime

4