Commencer une critique des Cure par Pornography, dernière oeuvre de leur fameuse trilogie glacée après Seventeen Seconds et Faith, pourrait sembler bien incohérent et illogique. En voilà justement l'intérêt : pourquoi ne pas rendre d'autant plus chaotique l'album le plus torturé et violent de tous les temps ?
Exit les fins désastreuses suggérés par les non-moins remarquables Unknown Pleasures et Closer des Joy Division, nous voilà ici plongé dans le tourbillon infernal et éternel des pensées les plus morbides de Robert Smith, plongé dans une dépression aussi profonde que les écrits qui l'animent. Et comment ne pas mieux commencer que par l'affirmation "Doesn't matter if we all die" de l'indicible One Hundread Years qui annonce à lui tout seul l'horreur et le génie musical qui va s'enchaîner durant 43 minutes ?
Closer, album posthume des Joy Division au lendemain de la mort de leur leader Ian Curtis, apparaissait après tout comme une sorte de révérence : Curtis savait sa mort, psychologique avant même physique, et cet album en était la preuve audible. Le savoir de la mort en elle-même au bout de son écoute rendait l'album empli d'une miséricorde, un abandon on ne peut plus humain rendant l'album moins violent, la violence y ayant sa fin. Voilà la différence majeure entre Closer et Pornography : tandis que la fin, le dénouement assaille nécessairement l'écoute de Closer dans son concept même, Pornography suggère une éternelle douleur de l'homme, de l'être sensible, condamné à sa condition d'être pitoyable, fruit d'une erreur divine situé en un enfer plus nihiliste encore que le suggère n'importe quel autre religion : la vie elle-même. La mort y perd alors tout son caractère sacré, elle est uniquement nécessaire à la vie elle-même et doit se faire dans la douleur comme tout doit s'y faire.
La vie et sa fin n'existent pas, mais seulement la douleur. Tout est vain, tout est voué à l'échec, à la perte, au désespoir, à la destruction, au chaos, résultat logique en connaissance de ce qu'est l'être humain : un chaos d'émotion d'où ne s'extériorise que ses cris répétitifs destiné à l'ignorance de sa condition.
Pornography représente musicalement cette idée, que ce soit des mugissements mélodieux d'un Smith plus enragé que jamais, dans la batterie tribale de Tolhurst ou la basse malsaine de Gallup. Rien n'y est subtil, mais tout y est direct, sans fioriture ni hésitation. Tout y est tranchant comme la lame d'un rasoir ou d'un couteau, les mots y sont bruts, semblables aux épreuves que subit éternellement l'homme.
Pornography n'est en lui-même pas de la musique. Il est un ressenti, une émotion, un ultime moyen pour Smith d'extérioriser ses tourments existentiels et personnels qui, sans lui, n'aurait sans doute jamais parvenu à sortir de cette enfer qu'étaient sa vie et son esprit. Voilà en quoi réside dans Pornography le titre de chef d'oeuvre total des Cure. Tandis que Disintegration, sorti bien après, semblait réunir en un même album tous les affres qui ont rendu le groupe incontournable, Pornography possède en son essence même le principe même de l'existence des Cure que prouve son nom : un moyen de s'échapper de l'horreur, de la dépression et de la peur, un moyen de se soigner et de trouver sa cure, son remède comme le dit lui-même Smith en guise de phrase de fermeture de l'album "I must fight this sickness/find a cure".
J'ai longtemps hésité à mettre la pire ou la meilleure note à cet album, ne sachant décider s'il fallait valoriser ou non la douleur infinie que représente Pornography. J'ai opté pour la note ultime, étant avare de sincérité et de profondeur musicale, ce que représente remarquablement ce disque maudit du monde artistique. Même si cet album est inclassable et qu'il ne mérite aucune note...
Voilà la preuve du génie des Cure et plus particulièrement de Robert Smith : continuer à vivre en ayant réussi à composer l'album le plus torturé de toute l'histoire de la musique et en sachant pertinemment que rien n'en vaut la peine. Comment ont-ils fait ? Peu importe qu'il y ait une réponse ou non, mais si un indice principal existe, il réside au fin fond du génie de Pornography.