La crasse du son

Il est devenu assez courant, surtout dans la scène américaine, de comparer le Black Metal avec les musiques traditionnelles, voire les musiques rituelles. L'utilisation massive du blast-beat et le son raw propres au Black Metal évoqueraient l'importance du bourdon dans les musiques traditionnelles — le bourdon désignant la répétition continue d'une note grave pour produire un effet hypnotique.

Et, effectivement ne pourrait-on pas voir quelque chose de similaire entre un morceau de raw Black Metal et le crissement ininterrompu de la vielle à roue, accompagnée du rythme monotone des percussions des complaintes médiévales ?

Souvent comparé au chamanisme, en particulier, le Black Metal ambitionnerait l'évocation d'une forme de mysticisme incertain, flou, intuitif... La post-modernité : résurgence de l'archaïque dans un monde dominé par la technique ? (Michel Maffesoli)

La scène américaine est probablement celle qui a le plus investi — et le plus consciemment — dans cette démarche.

L'archaïque, pas plus que le primitif, n'y est une valeur péjorative, comme elle l'est chez certains penseurs en France : valeurs brandies plus ou moins radicalement (chez Thou, Fauna ou encore Skagos), elles permettraient le réenchantement d'un monde moderne dépourvu de sens, un monde moderne ayant ravagé la Nature et l'homme dans sa naturalité, dans son rapport intuitif au monde.

Comment ne pas y voir l'héritage direct du Black Metal des années 1990 ? Comment ne pas y retrouver son rejet hautain et pessimiste du monde moderne ? Son désir de plonger dans les vieilles croyances paysannes, dans les mythes païens, dans l'héroïsme des guerriers d'autrefois, dans le labyrinthe des anciennes forêts noires, pour y (re)trouver de quoi supporter la vacuité de la vie moderne ?

Burzum, Infernum, Forest, Paysage d'Hiver et... Fell Voices, vingt ans plus tard.

Fell Voices fait probablement partie de ceux qui ont, musicalement, le plus radicalisé cette approche. Regnum Saturni, son troisième album est le plus abouti et le plus cohérent. Une œuvre unique. L'album est sorti en 2013, et le groupe n'a plus rien produit depuis...

Une heure de blast-beat, une heure de bourdon, presque continuellement ; en guise d'interludes, un son lancinant, aigu, répété sur un rythme régulier. Un bourdonnement ininterrompu sur la même note grave, des guitares perdues dans le lointain, une voix spectrale sous-mixée, comme un écho perdu dans la montagne...

L'album n'est sorti qu'en vinyle, à une époque où le vinyle n'était pas encore à la mode, où il n'était fabriqué que par une seule usine en Allemagne (et un artisan au Japon), et où, donc, on ne sortait pas systématiquement un format vinyle pour chaque nouvel album, comme il est devenu habituel aujourd'hui. En 2013, le vinyle était encore un choix ; et un choix absolument pas commercial, puisque presque personne n'était équipé d'un tourne-disques.

Mais un choix on ne peut plus approprié : l'écoute de l'album en format numérique n'offre qu'un bien malheureux aperçu de ce qu'est sensé être réellement l'album. Sur vinyle, il est autrement plus impressionnant, chaotique, impénétrable, opaque, nébuleux. On confondrait la voix avec la guitare, on aurait l'impression d'entendre des mélodies dont on ne serait pas sûr qu'elles existent réellement...

Une utilisation merveilleuse de l'amplification électrique : un son brouillon, chaotique, incertain qui subjugue ces mélodies hiératiques et grandioses si caractéristiques de la scène de la côte ouest américaine... On pense surtout à leurs excellents voisins, Ash Borer, juchés dans les montagnes des Cascades au nord de la Californie, avec qui ils ont produit un split en 2010. On retrouve aussi des membres des deux groupes dans leur projet commun, Vanum.

Une expérience totale. Une musique qui transcende, qui ouvre une porte insoupçonnée de l'esprit sur... quelque chose.

In this burning, I have finally begun to see the truth.