53 kilos, régime à la coke, aux poivrons et au lait, croyant voir des fantômes venus de la part des Rolling Stones dans sa grande villa de L.A., voilà à quoi ressemble le David Bowie de 1975. L'Amérique à définitivement tué Ziggy, et à donné naissance au mince duc blanc. Mais comment en sommes nous arrivé là ?


Le 3 juillet 1973, Bowie sacrifie Ziggy Stardust et ses Spiders from Mars sur l'autel de la célébrité de l'Hammersmith Odeon à Londres. La tournée fut triomphale, mais le temps est venu de tourner la page, et de faire autre chose. Cela ne l'empêchera pas de rappeler Trevor Bolder (bass) et le légendaire Mick Ronson (lead guitar des Spiders) pour un album de reprises enregistré au Château d'Hérouville, Pin Ups (Woody Woodmansey, drummer des Spiders n'a pas été rappelé, remplacé par Aynsley Dunbar, qui travaillera aussi sur Diamond Dogs).


Bowie se retrouve donc tout seul, et son management MainMan (dirigé par l'escroc Tony Defries) le pousse à la conquête de l'Amérique. Pour cela il enregistre un autre album, où il joue de tous les instruments sauf la basse et la batterie, Diamond Dogs. Celui-ci est une adaptation sans les droits de 1984 d'Orwell. Cet adieu au glam est un pari réussi, et Bowie s'embarque pour sa deuxième tournée américaine, intitulée (!) le Diamond Dogs Tour, divisé en plusieurs segments. La tournée est démesurée, les décors gargantuesques, bien que des fois ils ne rentrent pas dans la salle, l'ambitieux spectacle devant donc se faire sans eux.


Pendant ce nouveau séjour américain, Bowie approfondit son étude de la musique soul, grâce à sa maîtresse de l'époque, Ava Cherry, et sa consommation de cocaïne. Elle lui fera perdre beaucoup de poids, et lui donnera un nouvel aspect plus émacié, prémices du Thin White Duke.
Il enregistre et sort en 1975 l'album Young Americans, qu'il défendra dans le second segment de la tournée Diamond Dogs, surnommé alors le Philly Tour. C'est un excellent exercice de style et d'imitation de la philly soul de Philadelphie (soul funky, prémices au disco). Il se vend bien aux Etats-Unis notamment grâce à "Fame", tube co-écrit avec son nouveau guitariste rythmique Carlos Alomar et John Lennon, ex-Beatles exilé à New York.


Tandis que sa consommation de drogue s'accroit encore, il part tourner The Man Who Fell To Earth de Nicholas Roeg, excellent long-métrage dont on aura l'occasion de reparler. Il s'enferme dans sa villa de L.A., hallucine, et prépare un nouvel album, dans la même veine que le précédent, mais moins sirupeux. L'album paraît le 23 janvier 1976, et se nomme Station To Station. Il contient seulement six chansons, mais est justement considéré comme un des meilleurs de l'artiste. Station To Station amorce une nouvelle phase dans la carrière du caméléon du rock, la porte ouverte aux expérimentations de la trilogie européenne (Low, "Heroes" & Lodger).


Il est important de faire un aparté sur le personnage du Thin White Duke, car il occupe une place prépondérante tout au long de l'album. David Bowie a toujours nourri une passion pour l'occultisme, notamment au début de sa carrière ("Quicksand", "The Supermen"). Il évoque ainsi à de nombreuses reprises la théorie de l'Homo Superior de Friedrich Nietzsche ("Oh! You Pretty Things"). Dans ses pérégrinations hallucinées, il se réinvente en surhomme, idéal aryen, crachant du romantisme sans aucune expression, en opposition totale avec ses précédentes incarnations, plus "colorées". Cheveux courts et décolorés, plaqués vers l'arrière, veston et pantalon noirs, chemise blanche: telle sera l'apparence du nouvel avatar de Bowie. Il s'inspirera beaucoup de son personnage dans The Man Who Fell To Earth, Thomas Jerome Newton, extraterrestre pur venu chercher de l'eau sur Terre pour sa famille mais s'étant laissé corrompre par l'Humanité. Un cliché de ce film orne d'ailleurs la pochette de Station To Station.


C'est de loin son personnage le plus sombre, et le plus "choquant", plus nombriliste et égocentrique que Ziggy ("Hitler était la première rock-star" devant la BBC, salut fasciste devant ses fans à la Victoria Station de Londres, et bien d'autres...)
Ce terrible personnage inspirera son meilleur album.


Il refait appel à l'équipe de Young Americans, c'est-à-dire Carlos Alomar (rhythm guitar), Dennis Davis (drums), mais accueille aussi de nouveaux musiciens comme George Murray (bass). On note également la présence d'Earl Slick, vieux compagnon (lead guitar), et de Roy Bittan, claviériste du E-Street Band de Springsteen. Ils vont donner à l'album un côté heavy-soul parfaitement calibré avec de forts accents funk.


"Station To Station" ouvre le bal, dix minutes d'odyssée ferroviaire où Bowie cite et s'auto-cite. Naturellement, puisqu'à la mode, beaucoup de références à l'occultisme, dont à Aleister Crowley, le favori des rockstars (Mick Jagger et Jimmy Page ont été adeptes). C'est complexe, mais d'une simplicité déboussolante, formidable.


Suit "Golden Years", le premier single, chanson originellement proposée à Elvis Presley qui la refusera. Tant pis, Bowie s'en chargera lui-même. Dansante réflexion sur le temps écoulé, la fin atteint un paroxysme agréable.


"Word on a Wing", considéré comme une prière (d'où le titre) par le maître lui-même, a été écrit sur le tournage de The Man Who Fell To Earth en 1975. C'est encore très beau, Bowie chante comme un dieu, mais c'est à titre personnel la chanson la moins marquante de l'album.


"TVC 15" est une référence à une anecdote liée à Iggy Pop, celui-ci défoncé avait cru que la TV allait le dévorer. C'est très réussi, une explosion funk.


"Stay" est le morceau rock de l'album. Le riff fait partie des meilleurs que j'ai jamais entendu, et la prestation est digne du Duke.


L'album se termine sur une chanson magnifique, un slow remarquable, "Wild is the Wind", reprise d'un standard chanté par Nina Simone. La version Bowie n'est pas en reste, et il livre ici une de ses meilleures performances vocales, toutes époques confondues.


David Bowie repart en tournée pour défendre ce nouveau cru devant les foules. En opposition à la précédente, les décors de celle-ci sont minimalistes, et l'éclairage est inspiré par ceux élaborés par Albert Speer pour les discours nazis, le Thin White Duke... Isolar 1 passera en France, aux Abattoirs à Paris, ce sera la première fois que Bowie performera live sur le sol français.


J'adore Station To Station, c'est à mes yeux le meilleur album de David Bowie. C'est une merveille absolue. La complexité des textes est contrebalancée par une musique soul dansante et, détail important, on se souvient de toutes les chansons. Le Thin White Duke est un personnage fascinant, terrible et insaisissable. Tout est maîtrisé, de la première à la dernière seconde.


Ce disque est "la porte ouverte aux glaciations à venir" pour citer Nicolas Ungemuth. Grande réussite



It's not the side effect of the cocaine, I think that it must be love.


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le 13 déc. 2021

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