Abbey Lincoln – Straight Ahead – (1961)
Cet album de mille neuf cent soixante et un, sur le label « Candid », nous en rappelle un autre qui l’a précédé d’environ six mois, la célèbre « Freedom Now Suite » de Max Roach, peut-être le premier album de jazz de « Protest songs », avec sa kyrielle de stars que l’on retrouve ici. Nous sommes dans les mêmes studios, le vingt-deux février à New York, pour l’enregistrement de « Straight Ahead », sous le nom d’Abbey Lincoln.
Ne vous y trompez pas, Abbey est née « Anna Marie Wooldridge », mais a choisi, en cinquante-cinq, de prendre pour nom de scène celui du « libérateur des esclaves », à savoir Abraham Lincoln. Sa vie est et sera de lutte et de combat. Sa voix ne cherche pas à être celui d’une « diva » elle ne se place pas dans le tracé d’une Ella Fitzgerald ou d’une Sarah Vaughan, elle est âpre et directe, et ne pourra se comparer qu’à celle de Billie Holiday.
Ils sont bien tous là, autour d’elle, lors de ce stupéfiant enregistrement. Le surdoué Booker Little et sa trompette, Julian Priester au trombone, l’immense Eric Dolphy au saxophone alto, à la basse clarinette, à la flûte et au piccolo, Walter Benton et la légende vivante Coleman Hawkins au saxophone ténor, le génial Mal Waldron au piano, le très grand contrebassiste Art Davis, et bien sûr Max Roach à la batterie, secondé par les deux percussionnistes Roger Sanders et Robert Whitley aux congas. Une telle réunion est tout simplement inespérée et fait de cet album un historique.
La voix d’Abbey chante la souffrance et la peine, le plus souvent elle s’exprime avec lenteur, décomposant les syllabes, appuyant sur chacune d’elle, avec cette impression que chaque mot pèse des tonnes, elle ne cherche aucune fioriture ni aucun embellissement inutile, comme l’indique le titre de cet album, aller droit au but et toucher au cœur. Ici, par exemple, « Blue Monk » en dit long sur sa manière de faire.
Sa voix est grave et éraillée, souvent sombre, elle vient de loin, du plus profond de son être, comme une prière, une plainte, ou un cri même, celui qui fit tant sur la « Freedom Now Suite » pour partager son public entre les modérés et les audacieux. Elle ne pouvait pencher que d’un côté, ce qu’elle fit…
Elle paiera d’ailleurs cet engagement viscéral d’une carrière en « dents de scie », mais c’est là le prix de l’authenticité et de la parole droite. Ecoutez « Left Alone » et vous serez bouleversé, le titre a été composé par Mal Waldron pour Billie Holiday, lui qui fut son dernier pianiste. Heureusement il y a l’africanité et la négritude comme une ressource inépuisable, c’est ce qu’elle chante avec le nécessaire « African Lady », où se manifestent les deux percussionnistes qui envoient, ainsi que la flûte de Dolphy.
C’est un historique qui tombe hélas du côté « oublié », mais ceux qui feront le voyage ne seront pas déçus.