Plus vaste et ambitieux que ses récentes productions solo, la bande-originale du remake de Suspiria par le leader de Radiohead couvre un champ étourdissant des styles et des genres, une plongée sans concession dans la psyché d’un des musiciens les plus passionnants de sa génération. Ici l’angoisse passe souvent par une profonde mélancolie, au sens premier du terme. C’est une violence sourde, indicible, qui parcourt tout le disque et génère des atmosphères à la fois onirique et cauchemardesque, au goût de paradis perdu.


De l’influence de la formidable musique originale de Goblin, il ne reste que quelques ostinati malades, égrainées au piano de façon similaire, arpèges fracassés formant des ritournelles déstructurées toutes en variation se découvrant tout le long du disque, comme autant de spectres flottants qui doivent autant au Piano Phase de Steve Reich qu’au groupe de rock progressif Italien.


Une pléiade d’influences qui confèrent au disque un aspect semblable à la créature de Frankenstein, et pourtant d’une rare cohérence : perles électro angoissantes (Volk, The Inevitable Pull), échappée acoustique hantée (Open Again), mélodie baroque post-Wendy Carlos (Klemperer Walks), pièces vocales de haute volée aux influences grégorienne (Sabbath Incantation) ou plus romantique (The Conjuring of Anke), krautrock orientalisé à l’aide de tampura (Has Ended, The Universe Is Indifferent), expérimentations abstraites (A Light Green, Synthesizer Speaks) et surtout de grandes chansons bouleversantes aux paroles envoûtantes (Suspirium, Unmade) comme seul Thom Yorke semble encore capable d’en écrire.


Cet idée de développement bâtie autour de quelques idées centrales, chère au registre de la musique de film, est ici portée à son comble. De Suspirium à Suspirium Finale, de Belongings Thrown in a River à The Balance of Things ou encore de Unmade à The Jumps, autant de résonances où les thèmes s’entremêlent, se complètent, se dissolvent à des rythmes et tons différents, comme un jeu de piste dont le fil fantôme ne pourra se constituer qu’au bout d’un certain nombre d’écoute. Néanmoins, ces méandres s’érigent souvent en forme de dualité, à l’image de la pochette, rose et bleu, hypnotique et surprenante, comme un pied de nez au noir et blanc pourtant si caractéristiques de ce genre d’atmosphère, et faisant directement écho aux éclairages si particuliers des films giallo.


Loin de se fourvoyer dans un étalage hasardeux des esthétiques et influences, Thom Yorke place donc son curseur dans la retenue, en choisissant la sobriété et l’expressivité directe, créant des effets maximum avec une économie de moyens salutaire.


Des présences extérieures, il y en a sur le disque. Tout aussi fantasmagorique que l’univers qu’il dépeint, le London Contemporary Orchestra, ensemble habitué à figurer sur les bandes originales de son comparse Jonny Greenwood, délivre une partition flamboyante. Omniprésent, notamment dans les chœurs, ils bénéficient ici d’arrangements d’une rare subtilité. On notera une apparition extérieure plus familiale, celle de Noah Yorke, dix-sept ans, venu prêter main forte à son père à la batterie.


Pour la première fois depuis The Bends (le second album de Radiohead sorti en 1995), Nigel Godrich n’est pas à la production. Mais c’est un de ses petits protégés, Sam Petts-Davies, présent durant l’enregistrement du dernier album du groupe et de Junun (l’aventure cosmopolite de Jonny Greenwood) qui s’est chargé, avec brio, de mettre en relief ce beau livre d’images.


A travers ces 25 titres, une notion semble constante : celle du temps statique, à l’image d’une des pièces les plus déstabilisantes du disque, A Choir of One.
Énigmatique morceau-fleuve de près d’un quart d’heure, cette œuvre chorale au timbre complexe et fluctuant atteint des sommets en termes de vertus méditatives et transcendantales, qui n’est pas sans rappeler certains travaux de Ligeti. Et c’est aussi ici, dans les cinq dernières secondes, qu’apparaît le plus terrifiant des soupirs de ce voyage au cœur des ténèbres, un souffle inhumain, synthétique et glacial, qui ne cessera d’être trituré dans la piste suivante, créant un cri tout aussi obsédant que dans la musique de la version originale.


Une cathédrale de sons et d’images qu’il semble judicieux de visiter avant la sortie du film.. ne serait-ce que pour pousser des soupirs, de terreur comme de plaisir.


La critique complète

Kamille_Tardieu
9
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le 12 nov. 2018

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Le  K

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