C’est un album orphelin, sans titre et sans pochette.
Ce n’est presque plus un album des Beatles.
C’est le premier album solo de George, le premier album solo de Paul, le premier album solo de John. On a juste mélangé (magnifiquement !) les titres que chacun avait composés (lors d’un ridicule stage de méditation transcendantale en Inde chez ce gros escroc de Maharishi) et arrangés dans son coin (aux studios Abbey Road) .
Ringo ne m’en voudra pas si je ne le cite pas - bien qu’il signe ici son premier titre, « Don’t pass me by » …– . Formidable batteur, ce Ringo. Mais tellement peu compositeur qu’il s’est rapidement senti exclu, rejeté de ce qui n’était déjà plus un groupe. Alors il a fugué. En pleine séance d’enregistrement il est parti, comme un enfant qui croit qu’on ne l’aime plus. Et les trois autres ont du pleurer pour qu’il revienne de Sardaigne où il avait choisi d’aller bouder.
A part ça, plus aucun des membres n’avait envie de faire de concession. Paul tenait le groupe à bout de bras. George était démotivé. John raide-dingue de Yoko Ono, qu’il emmenait partout avec lui.
Partout. Même en studio, elle était là, assise sur les amplis, voire couchée dans un lit, donnant son avis, apartant continuellement avec son chéri…
Yoko Ono : le ver dans la belle pomme que les Beatles avaient choisi comme symbole. Cette présence incongrue au sein de l’équipe leur sera fatale. Il n’y a qu’à regarder les photos prises lors de l’enregistrement de cet album « Blanc » : on voit toujours Yoko quelque part. Et il n’y a qu’à voir les tronches que tirent nos Fab’Four ; c’est pas franchement la joie comme on dit ! Regards tristes, peu d’entrain ; l’ambiance oscille entre accablement et déprime.
Et c’est de ce contexte pesant, de cette procédure de divorce qu’on sent déjà inexorable, que va surgir, sous la houlette d’un George Martin abasourdi par la qualité de ce qu’il a entre les mains, un double album bouleversant, d’une richesse, d’une pureté et d’une qualité quasi-inégalables. En donnant la pleine expression d’eux mêmes, en allant au bout de leurs idées, de leurs personnalités et de leurs talents propres, John, Paul et George font franchir aux Beatles, libérés de toute contrainte collective, un nouveau cap vertigineux.
Au blues brut du Lennon abandonné qui hurle qu’il veut mourir, répond la bucolique fraîcheur de Paul, fils de la nature, qui balancera sans transition et dans la foulée un des morceaux les plus destroy de l’histoire du rock, Helter Skelter. Ringo tape au point d’en attraper des ampoules aux mains et George, qui peut enfin commencer à s’exprimer dignement en signant trois morceaux, fait pleurer splendidement sa guitare avec son pote Eric Clapton. Tout ça s’enchaîne avec simplicité, générosité, comme une évidence.
J’arrête là ; le passage en revue des morceaux pourrait faire l’objet d’un numéro spécial, tant ils sont chargés de messages, d’émotions, de force, de variété et d’authenticité. Et pourtant, cet album immaculé, Dieu merci, n’est pas parfait . Car justement, ses petites faiblesses ne sont pas pour rien dans le charme troublant qui s’en exhale .